[Report] Sonic Protest 2024

Brainbombs © Robin Ono

Après 20 éditions en 21 ans d’existence, Sonic Protest a donc tiré ses dernières cartouches avant de quitter, après tant d’autres (Villette Sonique, BBmix, etc.), la scène des festivals inclassables, défricheurs et sans œillères qui jalonnait notre agenda annuel comme une mécanique helvète bien rôdée. Merci encore et bravo à toute l’équipe pour cet engouement altruiste à mettre en sons et lumières sur une telle durée tant de musiques expertes et bricolées, où une fois encore la puissance de feu noise et électronique aura tenu la barre de cette ultime équipée sauvage.

Avant même de démarrer, la tension autour de cette last but not least édition de Sonic Protest semblait avoir atteint quelques-unes des places fortes de la manifestation itinérante. Une semaine avant le coup de gong du festival, le duo anglais Guttersnipe, combinant les salves de guitares furibondes d’Uroceras Gigas – qui nous avait tant convaincus avec son set harsh-core-noise electronics lors de SP 2023 sous son autre alias Petronn Sphene  – et les frappes frénétiques de fûts de Tipula Confusa, batteur de Nape Neck, avait déjà mis le feu aux poudres des Instants Chavirés avec son mélange hirsute de free-metal et de free-jazz, ponctué d’étranges moments suspensifs plus ritualistes et puisant dans le chamanisme acéré d’un Keiji Haino.

À sa façon, le groupe de Leeds donnait déjà un petit manuel d’emploi de la formule DIY de Sonic Protest à venir : un axe musical brut de décoffrage, mais laissant tout de même la place à toutes les formes expressives possibles, bruitistes et minimalistes, musicales et débridées, alambiquées et épurées. Pour preuve, Sonic protest 2024 a particulièrement fait la part belle cette année à des propositions sonores déployant tout un arsenal d’instruments et d’instrumentations bricolées en quête de narrations folkloriques imaginaires. Au théâtre Berthelot de Montreuil, l’ensemble Nist-Nah, mené par le batteur australien Will Guthrie autour d‘une refonte et d’une réécriture collective de la densité métallisée du gamelan indonésien, dévoile ainsi un fourmillement de détails sonores et visuels derrière la rigueur et la précision millimétrique des musiciens en proie à leur folie percussive. À La Muse en Circuit d’Alfortville, on se laisse prendre par le chant captivant, proche d’un véritable bourdon, d’Arthur Chambry, et par ses instruments inventés (cornemuse dorsale maison à pompe à bras, machinerie à bases de tubes et tuyaux PVC) venant célébrer à grands coups de sabots une musique pastorale à relier aux univers d’artistes comme La Tène ou Yann Gourdon. Cette manière de remettre la tradition au cœur de processus électroacoustiques, parfois incongrus, parfois loufoques, mais toujours créatifs, demeurera un axe fort de Sonic Protest.

À la Dynamo de Pantin, le duo 300mA alimente au cœur d’une soirée riche en découvertes (le dark-folk narratif hanté d’Anaïs Tuerlinckx et Delphine Dora, les ritournelles lo-fi, mais tranchantes de Pauline Marx aka Le Diable Dégoûtant, le trompettiste-improvisateur Thimothée Quost) une démarche presque blues et écorchée vive (le chant, tout en fulgurance poétique et onomatopées grinçantes) bâtie sur un dispositif mêlant instrumentation nomade (cümbüs turc, harmonicas) et kit rythmique articulé (autour d’un mécanisme percussif à base d’élastiques, d’engrenages et d’assiette posée sur une grosse valise). Des principes aussi ancestraux que ceux du souffle continu ne sont pas oubliés et donnent vie à la surprenante installation live L’Engoulevent de Clément Vercelletto, sorte de sculpture totémique musicale permettant de contrôler par un ingénieux système de lutherie un orchestre d’appeaux, de flûtes d’orgues récupérées et de tuyaux contrôlés via une interface midi. Une approche technologique digne de Géo Trouvetout qui vient compléter en quelque sorte la performance exclusivement acoustique de l’archéomusicologue belge Lukas de Clerck, auteur la veille au Générateur de Gentilly d’une performance haute en textures, avec un instrument réinventé par ses soins pour l’occasion, l’aulos antique, caractérisé par sa double anche et son double tuyau.

Maria Violenza © Titouan Massé

Puissance de feu électronique tous azimuts

La puissance de feu électronique de Sonic Protest suit la même logique de l’expérimentation tous azimuts. Toujours au Générateur, la prestation du trio québécois Napalm Jazz (Aimé Dontigny, Érick D’Orion et Philémon Girouard) mélange allégrement modus operandi du circuit bending, avec son lot de petit instruments-jouets et autres synthétiseurs/modulateurs cheaps, et réminiscences death-jazz-noise pour court-circuiter un set qui après avoir démarré sur les chapeaux de roue s’appesantit progressivement sur les micro-fréquences et autres effets de seuil perceptifs.

L’incontournable nuit de clôture à L’Echangeur de Bagnolet (avec toujours le cultissime soundsystem de la distomobile de l’ami Edouard C-C) offre également son lot de projets synthétiques débridés, qu’il s’agisse des boucles ultra-rapides à l’ordi et autres boîte-à-rythme-jouée-aux-doigts par le fantasque Malien DJ Diaki (découverte des labels Sahel Sounds et Nyege Nyege), ou des effluves hardcore en mode DCA de Shitty Shed. Beaucoup de performances live assez surprenantes d’ailleurs ce soir-là, qu’il s’agisse de l’étrange patchwork chill-out trance des Bruxellois de Pairi Daeza (quelque part entre un The Orb récréatif et la luxuriance voyageuse des musiques africaines ou persanes), ou de l’autre duo Groupe Froid, sorte de rencontre entre Tom Waits, pour le chant grave, et Carsten Nicolaï pour les vibrations électroniques distordues, errant dans de multiples contrées auditives (cold rap, trip hop dépressif, dubstep from Twin Peaks).

Dans cette soirée particulièrement compacte, deux projets se détachent néanmoins. Mené par le très actif Jonathan Uliel Saldanha, figure de la scène de Porto, HHY & The Macumbas est le seul groupe à avoir pu bénéficier de la grande scène de L’Échangeur. Et pour cause, leur musique résonne avec une démesure envahissante, reliant les univers cinématographiques post-musiques nouvelles d’Art Zoyd aux joutes électroniques polyrythmiques de Cut Hands, et la gestuelle d’interfaces manipulées en direct avec les trompettes flottantes d’un Jon Hassel. Un résultat plus que probant dans sa manière de nouer lignes électroniques mutantes et instrumentations souples (mention spéciale aux deux batteurs se faisant face), embrasures ambient jazz cosmiques et punchline vaudou lorsqu’un diable sort de sa boîte de Pandore pour asséner quelques éructations vocales bien éruptives. Dans les nombreux projets qui se sont succédé au beau milieu de la salle et du public (parmi lesquels il faut noter la curieuse création dub/illbient narcotique de Catherine Danger et le final minimal analogique de C-C sur son minuscule synthétiseur), la palme revient sans doute au live magnétique de Nicolas Montgermont/Æther Varia. Derrière un dispositif sonore réduit, mais efficace (une boîte à rythme/groovebox/sampler + un processeur d’effet + une table de mixage), le musicien parisien a su bâtir un set captivant, profond et organique, oscillant sans cesse entre la pression de la masse rythmique rampante et l’élasticité de sa seconde peau de filtres. Un axe sensoriel en recherche constante de sens, et dont le final en scansion samplée depuis une manifestation pour le cessez-le-feu à Gaza témoigne de la démarche naturellement militante de son auteur.

Figure de proue de la programmation électronique de ce Sonic Protest 2024, le Japonais Ryoji Ikeda, a lui droit à deux dates spéciales dans les sous-sols de l’auditorium bunkerisé de l’IRCAM. Délaissant un peu la discipline mathématique de ses live AV aux formules musicales click & cuts ambitieuses (même si les projections vidéo en arrière-plan s’y réfèrent dans une espèce de lecture condensée des ères Dumb Type et Datamatics), le génial, mais peu disert créateur nippon donne plutôt l’impression de se faire plaisir lors de la première soirée. Servi par un son impeccable, mais presque trop propre pour le coup, sa prestation se révèle très axée IDM (Autechre) et breakbeats (Meat Beat Manifesto) 90’s, avec quelques inflexions hip-hop façon DJ Krush et quelques remontées de Kraftwerk.  Le concert s’alourdit même progressivement vers la fin, en sondant les univers de Mick Harris (Scorn, mais aussi le plus récent Fret) et de Techno Animal. Curieusement, c’est sur le dernier morceau, où les visuels semblent d’ailleurs s’animer davantage d’un seul coup (avec plages cartographiques et séquences astrales colorées) que son goût caractéristique pour les tonalités glitch-techno se manifeste enfin. Après tout, on vient aussi à Sonic Protest pour s’amuser, alors pourquoi un artiste comme Ryoji Ikeda n’en profiterait pas lui non plus ?

USA/Mexico © Robin Ono

USA/Mexico vs Brainbombs : Noise transatlantique au sommet

Et le rock dans tout ça me direz-vous ? Et bien, il est bien entendu lui aussi de la fête, dans ses dimensions les plus lourdes et noise évidemment, à travers principalement la soirée à Petit Bain cornaquée par USA/Mexico et la première nocturne à L’Échangeur auréolée de la présence des Suédois de Brainbombs.

Trio composé du guitariste Craig Clouse (Shit & Shine, Todd), du batteur King Coffey (Butthole Surfers) et du bassiste Nate Cross (Water Damage), USA/Mexico monte sur les planches après l’excellente prestation électro-vocale-mentale et post-industrielle de Romain Simon/Carte Noire (et celle un peu plus tâtonnante de la formation rock expérimentale Donna Candy). La direction nettement doom/sludge du groupe surprend presque dans un tel contexte et on a droit pendant de longues minutes à un long cérémonial de riffs plombés et de cognements de batterie pachydermique qui remettent immédiatement à l’esprit la déflagration continue des trois albums du groupe (Laredo, Matamoros, Del Rio). De temps en temps, Clouse vient pousser quelques vocalises gutturales, histoire d’ébranler les fondations de cette plongée électrisée quelque part entre Sunn O))), The Melvins et The Body. Puis survient le dernier morceau, « Bullets For Pussy », tiré de Laredo, et tout s’éclaire d’un coup. Sous les affres de la mélodie vacillante du titre, semblant davantage extirpée des relents coldwave glauque de The Cure ou gothique barbiturique de Bauhaus, l’atmosphère émotionnelle du concert monte d’un cran. La voix subitement plus perceptible aspire la tension, les riffs plus chaloupés redéfinissent le concept d’hypnose et les harmonies diaboliques, surgissant en filigrane, laissent tout le monde un peu médusé quand les lumières se rallument.

Même combat ritualiste du côté des Suédois de Brainbombs à L’Échangeur, puisque ceux qui étaient déjà venus faire subir les avanies de leur musique post-punk et post-stoogienne sauvage lors du Sonic Protest 2008 doivent monter sur scène après le passage déferlant de Dustbreeders & Junko. Armés de mange-disque agités devant les amplis alors qu’ils dégueulent leur lot de vinyles tel des Moloch affamés à plein volume, les trois Dustbreeders (Yves Botz, Thierry Delles et Michel Henritzi ) ouvrent béantes les vannes de l’extrême sonore, tandis que la prêtresse japonaise du groupe Hijokaidan, Junko Hiroshige, ne se fait pas prier pour poser son sabir de cris ultra-aiguës au milieu du champ de bataille. Difficile du coup pour les Scandinaves de débarquer en terrain bruitiste conquis avec leur format noise rock tout de même plus conventionnel. Pour autant, et malgré un petit coup dans le nez qui ne surprendra pas les habitués de la sociologie nordique d’avant-concert, la troupe d’Hudiksvall, toujours mené depuis 1985 par les frères Råberg (Dan à la trompette et Peter au chant, et visiblement pas toujours d’accord) répond haut-la-main au défi lancé. On a beau toujours trouver le chant de Peter un peu traînant, trop clean et effacé (surtout en live, noyé sous la masse sonore), on s’amuse de la puissance décalée, mais incontestable de titres comme « Lipstick On My Dick » ou « Drive Around », tirés de l’incontournable Obey, qui semblent à eux seul faire la nique aux Stooges, à Pussy Galore, et aux vieilles antiennes de l’écurie AmpRep (The Cows bien sûr, avec la trompette). Un petit régal de confiseur donc, d’autant plus que la mine pâteuse des musiciens (en particulier du bassiste Mattis Rundgren, aux allures de Matt Pike) laisse planer le doute sur leurs capacités à entretenir ces libations sonique au-delà d’une certaine limite. Aussi, le groupe à peine sorti de scène, Franq de Quengo, l’un des organisateurs, se précipite au micro pour dire qu’il n’y aura pas de rappel sans que cela ne surprenne grand-monde après un tel assaut déphasé. « Les rappels, c’est ringard ! », poursuit Franq de Quengo, au moment où l’on se remémore l’essentiel. Sonic Protest, oui c’est bien fini, et là non plus il n’y aura pas de rappels. Resteront les souvenirs et le sentiment du devoir accompli pour les têtes pensantes historiques de l’équipe (le grognard Arnaud Rivière en tête). Restera aussi – et ça nous l’espérons tous – un esprit et une méthode de travail/programmation digne d’inspirer une nouvelle équipe/génération de programmateurs/programmatrices, susceptibles de marcher sur leurs traces et d’impulser la suite des hostilités ….soniques forcément.

Dustbreeders & Junko  (c)

Laurent Catala