À l’image de l’appel quotidien d’Arnaud Rivière – l’une des têtes pensantes de cette manifestation sonore itinérante – à soutenir le mouvement social actuel en alimentant la caisse de grève mise en place par le festival, Sonic Protest 19e édition affirme encore une fois cette année la caisse de résonance musicale éclectique et libertaire qu’incarne l’incontournable rendez-vous printanier et sa démarche inflexiblement tournée vers les amateurs de sonorités radicales et sans œillères. Une édition plus militante que jamais donc, très variée dans son approche multiple (tant en termes de styles que de lieux), mais où l’approche noise, bruissante, « sonique » quoi, entre particulièrement en ébullition cette année.
Les dates parisiennes, toujours en tête de pont de l’affiche, offrent ainsi un flux continu sur trois semaines de confrontation à des ondes de choc de matières auditives riches et puissantes. Mention spéciale et spatiale dans ce domaine au projet Asher Zax des Israéliens Meira Asher (papesse industrielle déprogrammée l’an passé pour cause de grève aérienne, déjà !) et Eran Sachs, dont les jeux de manipulation aux consonances spoken-word, radiophoniques et électro-acoustiques (avec trituration de bandes audios et instrumentations fantômes) convoquent l’esprit spectral de Zoviet France dans les travées de Mains D’œuvres. Outre leur sens prospectif au grain analogique plus croustillant que la trop clinique déferlante digitale de Russell Haswell et Hugo Esquinca la veille au Centquatre, leur mise en son prend aussi le pas en termes d’équilibre et de gestion des sources sur le surplus de couches du super-projet Angelicus (réunissant Zappi de Faust, John Duncan, Dirk Dresselhaus de Schneider TM et Ilpo Vaisanen de Pan Sonic) qui confirme que le trop est parfois l’ennemi du bien.
En termes de too much, la soirée au Générateur (coproduite par les Instants Chavirés de Montreuil, qui était aussi derrière la carte de blanche donnée au plasticien sonore Félix Blume à l’ancienne brasserie Bouchoule) plante un décor aussi magnétique qu’une pile atomique en surchauffe et monolithique qu’un mur du son jouant au point d’orgue paroxysmique. Une fois encore, mais sans doute avec trop de déperditions fréquentielles liées aux dimensions de la salle de Gentilly, le concert de Sister Iodine impressionne par sa nature démonstrative. Concert ? Performance devrait-on plutôt dire, tant la direction du groupe emmené par les guitaristes jusqu’au-boutistes Lionel Fernandez et Erik Minkkinen se confond désormais avec une vaste entreprise de structuration « architexturée » de larsens et de boucles sauvages : une version black-metal/noise pulsionnelle et cauchemardesque de la Dream House de La Monte Young en quelque sorte, qu’on rêverait de voir partir à l’assaut de quelque musée d’art contemporain compassé. Plus métalliquement compréhensible, notamment du fait du jeu de batterie plus élaboré avec alternance de d- et blast-beats, la prestation des Allemands de Cuntroaches, nouvelle signature de la référence noise US Skin Graft, emprunte pourtant le même tunnel post-grind hyper-stimulant des sens, entre jet de poubelles et entrechats scéniques du bassiste déjanté. Un maelstrom cinglant en forme de thérapie de choc qui offre à Leïla Bordreuil l’occasion d’apporter par sa prestation au violoncelle un temps de respiration plus souple dans la soirée, même si sa capacité à faire vriller l’instrument dans ses courbures les plus bruitistes la connecte indubitablement à la nature excessive et psychoacoustique de ses complices d’un soir (elle rejoint d’ailleurs Sister Iodine sur les planches pour un rappel sans appel).
L’avantage ultime d’un festival de niches comme Sonic Protest est bien entendu de savoir proposer des projets aussi divers qu’iconoclastes. En tournant autour d’une ligne électronique diffractée, jouant au fil rouge agité devant nos oreilles comme un chiffon écarlate devant le taureau, le festival délivre autant d’expériences hybrides pour l’auditeur transi : tendance free jazz déviante avec la collaboration entre le batteur Ciccio et le multi-instrumentiste 2mo alias d’Oliver Demeaux (Cheveu, Heimat) ; postwave bluesy rivé aux effluves de Devo, Wolf Eyes et Tuxedomoon pour Giulio Erasmus ; folklore norvégien perclus de musiques transe acoustique et de loops acides pour Naaljos Ljom au Sample de Bagnolet. Les humeurs sont donc volontiers voyageuses, entre les polyrythmies chaloupées yéménites d’El Khat qui font basculer la Dynamo de Pantin et la scansion hip hop plus farouche du MC Ougandais Ecko Bazz, affilié au label de référence Nyege Nyege et accompagné sur la scène de Petit Bain du DJ italien Still. De fait, Sonic Protest affirme sa tendance à niveler par le haut toute la foultitude d’artistes qui s’y succèdent. Logique dans un festival où même les superstars semblent rentrer dans le rang. On pense ainsi à la prestation très en retrait de Lee Ranaldo au sein du subversif Wild Musical Ensemble, faisant regretter d’ailleurs que, faute de budget cette année, les habituelles Rencontres des Pratiques Brutes de la Musique, tournant autour du lien entre pratiques musicales et handicap mental, aient dû réduire la voilure. On pense encore à la joyeuse bonhommie des cultissimes Swell Maps, précurseurs d’un post-punk seventies toujours aussi énergique malgré son âge avancé, mais musicalement un peu décousu avec ses écarts de claviers prog ou de pop/garage gentillette. Et enfin à la placidité du légendaire Asmus Tietchens, figure tutélaire de la musique électronique expérimentale, qui après sa prestation ambient plutôt élégiaque à l’étage de Mains d’Œuvres assiste en toute simplicité au concert participatif de magnétos-cassettes en mode circuit bending concocté par Nicolas Thirion et son équipe au rez-de-chaussée.
Côté performances insolites, on peut encore citer les amusantes séquences de cadavres exquis mises en voix par l’artiste sonore Alessandro Bosetti le même jour, ou les syncopes percussives improvisées et jouées en temps réel sur pad numérique par le duo Alto Fuero à la Ménagerie de Verre, avec ce mélange de grime/hip hop, de cumbia latine et de breakbeat lo-fi plutôt grisant quand il traque les interstices sensoriels, mais plus lassant quand il se laisse prendre au piège des inflexions répétitives du chant. En matière de percussionnistes, la triplette Otto fait tressaillir les cadences syncopées avec gong, plaque de bronze et percussion bulgare au Centquatre, quand le Picard (ex-Headwar) Bâton XXL ajoute à sa frappe de tambour solo quelques terminaisons électroniques bien innervées à Mains d’Oeuvres. Impossible de ne pas citer également le fantasque trublion Eugene Chadbourne au Théâtre Berthelot de Montreuil, dont la reprise du War Pigs de Black Sabbath au banjo demeurera l’un des grands moments de cette édition. On peut d’ailleurs également mentionner juste après lui la pop/prog futuriste aux arrangements truculents de la nouvelle incarnation trio d’Élg. Et ne pas oublier l’étonnante mue de Mr Marcaille, ami violoncelliste des punks éthyliques des campings de festivals avec ses fameuses reprises baroques de death-metal, au sein du projet Fantôme Josepha présenté au Shakirail, où il accompagne Josepha Mougenot (Cimetière de L’Est) dans une mixture farouche d’electro-pop sensible, où perce la richesse de l’instrumentation (guitares, synthés, mais aussi harpe et koto japonais).
Du koto au Kaïto, il n’y a qu’un pas de danse, que franchit allégrement à Petit bain l’association du chanteur-griot burkinabé Kaito Winse et le duo noise-rock bruxellois Avalanche pour l’un des meilleurs concerts du festival. Entre les incartades animistes chantées, dansées et essaimées de joutes instrumentales du premier, et les déboulés math-rock épileptiques des seconds, le courant passe tous azimuts dans un tribalisme coloré réinventé qui se prolonge jusque dans les rangs du public. C’est d’ailleurs dans le même esprit de communion que s’achève ce millésime 2023 de Sonic Protest à l’Échangeur de Bagnolet. Depuis l’an passé en particulier, cette soirée de clôture est l’occasion de réunir projets ambient-noise/indus expérimentaux et configuration soundsystem autant héritée des cultures dancehall que freetekno, autour du dispositif Distomobile (un mur décomposé d’enceintes aux infrabasses saisissantes) du crew TTT conçu par l’activiste sonore Édouard Ribuyo aka C_C, par ailleurs Monsieur Loyal de la soirée avec ses interventions au micro digne de la Foire du Trône.
Une fois encore cette année, l’affiche s’y révèle virulente, avec le platinisme immersif de Guilhem All, la transe modulaire hypnotique du Vénézuélien Bear Bones Lay Low, le glitchcore des autres 2Mo (le duo, cette fois) et les salves de break/machines des Écossais de Measure Maniacs. En termes de (dé)mesure, le speedcore lunaire typé « no wave rave » du projet Petronn Sphene de la cyborg queer Xapheena met en orbite mental un auditoire ravi de se dégager ainsi de toutes les contraintes de la gravité terrestre. Advienne que pourra ensuite serait-on tenté de dire, et de toute façon qu’espérer de mieux alors que la nuit se termine sur une séance de gym sonico-tonique frisant le surrégime volumétrique avec le bien-nommé combo de freaks sportifs d’Aérobiconoise. Là, le descriptif n’a plus de sens : comment imaginer en effet qu’on puisse sauter à la corde, faire du vélo d’appartement ou du hula hoop, avec des capteurs reliant agrès et caissons via une table de mixage rendue folle par deux artificiers sonores tout en enfilant les binouzes, et espérer sortir indemne des tests antidopages de la moindre compétition sportive qui se respecte ? À moins que Sonic Protest se prépare déjà à 2024, année des Jeux Olympiques à Paris ? Citius, Altius, Fortius (plus vite, plus haut, plus fort), aucun doute que Sonic Protest 2024 fera sienne la devise olympique pour nous en mettre encore plein les esgourdes l’an prochain et récolter derechef des lauriers bien mérités.
Laurent Catala