[Report] Sonic Protest 2022

Duma (c) Vincent Ducard

Il y a deux ans le confinement et les restrictions se sont manifestés par l’annulation à la dernière minute du festival Sonic Protest. Après une édition estivale plus light mais tout de même conséquente l‘an dernier, il est réjouissant de retrouver cette année un semblant de normalité live avec une 18ème floraison du rendez-vous des musiques soniques, inclassables, expérimentales et de traverse, étalée sur trois semaines, et toujours prompte à suivre la ligne du Périphérique de l’Est parisien comme une véritable ligne de front, à la fois ouverte sur les genres les plus libres et bien campée sur son paradigme de qualité et de défrichage sonore.

Sonic Protest, c’est en effet d’abord l’expérience du son dans toutes ses dimensions exploratoires. Et là encore, cette édition le démontre tous azimuts. Qu’il s’agisse des six pianos en mode bruit blanc / masse acoustique du Pianoise d’Emmanuel Lalande, des expériences de Yann Leguay (en particulier son projet Again The Sunset, où il effectuait une boucle physique et auditive en rotation sur un support en bois frappé à l’aide d’un maillet), du ring transformé en installation son/lumière immersive du Lucha Libre de Mérryl Ampe (à l’Échangeur) ou de l’orgue de bois, sculpture d’immenses planches flexibles, flottante et « jouable », d’Éric Cordier (dans le cadre de son cycle de performances Diffractions Radicales à l’Ancienne Halle Bouchoule), les occasions de se frotter à des dispositifs ingénieux et percutants sont légions.

Musicalité grouillante et transe auditive

Dans ce contexte, le festival garde un certain allant pour les nouvelles formes liés aux axes électro-acoustiques rythmiques et déviants, au post-jazz lunaire (l’incroyable batteur polonais Qba Janicki), aux musiques traditionnelles et répétitives en proie à la folie dansante et, plus largement, aux musiques d’introspection dans leurs veines les plus prospectives et non-conventionnelles. Le propos peut être mélodique et picaresque, à l’image des polyphonies vocales hispanisantes et des impulsions percussives de Borja Flames, ou de la poésie lyrique de troubadours occitano-égyptiens du trio Serr. Mais c’est quand il devient hallucinatoire et psychédélique qu’il s’avère le plus fort.
Renforcés de dispositifs électriques grisants, d’instruments préparés surprenants, d’inflexions harmoniques imprévisibles, de nombreux projets étonnent : le post-indus folk du duo Cantenac Dagar marrie banjo, lecteurs K7 et human beatbox dans une masse grouillante en boucle hypnotique ; le bricolage chansons/fanfare loufoque de Bonne Humeur Provisoire bouscule les codes ; le duo de batterie Kristallroll dilate la coordination des frappes des deux instrumentistes ; la rencontre guitare électrique / vielle à roue de Sang Noir (Stéphane Kérihuel / Éric Cordier) dessine des ondes farouches qui ébranlent les fondations des Instants Chavirés.

Tanz Mein Herz (c) Titouan Massé

Deux projets se détachent néanmoins. Au Générateur de Gentilly, le super-groupe Tanz Mein Herz, où l’on retrouve des membres des formations France, Sourdure, La Tène, dont Alexis Dagrenier à la vielle à roue, échafaude une bande-son mentale à base de mélopées répétitives et d’instrumentations se déployant longuement en plages souples. Là où la répétition musicale des groupes précités agit souvent par surcouches, leur approche se fait plus ample, plus mouvante, créant une sorte de jam évolutive, toute en drones et en harmonies. Au Centre Wallonie Bruxelles, les six musiciennes et vocalistes du collectif belge Ladr Ache convoquent percussions, objets hétéroclites, parfois joués sur une planche contact sonorisée, instruments improbables (cordophones) et oscillateurs électroniques pour une cérémonie baroque superbement texturée. Le public, qui cerne le groupe comme on entourerait un feu, ne peut que se laisser griser par un tel cérémonial.

Le sound-system en tête d’affiche !

En termes de rituel, cette édition 2022 du festival Sonic Protest affirme aussi son goût de reviens-y avéré pour tout ce qui touche aux manipulations électroniques saisies sur le vif, en mode set-up analogique foutraque, et dans un idéal qui peut souvent virer à l’ambiance de fête clandestine. Dans cette approche irrédentiste, les deux soirées à L’Échangeur de Bagnolet font mouche, grâce en grande partie au sound system Distomobile, construit par les musiciens C_C et O.R.B.M. dans l’idée de donner le plus de profondeur possible aux infrabasses et oscillations, en référence aux expertises offertes par les meilleures machineries dub ou free-techno. Durant toute une nuit les projets DIY/IDM se succèdent sur un système déjà testé la veille en mode dancehall/grime kenyan par le duo Mc Yallah & Debmaster et en mode rap noise métallique par les inflexibles Duma. Difficile de détacher un artiste de ce flux continu de live électroniques grésillants, parmi lesquels on retrouve le side-project Deaat Palace de Marion Camy-Palou d’Officine venant piétiner les plates-bandes de Vatican Shadow et les figures fractales electronica-futuristes, entre Future Sound of London et Richard Devine, de Fausto Mercier. Mention spéciale au breakbeat expérimental très varié du producteur palestinien Muqata’a et aux collages ponctués d’éructations vocales vocodées d’Elvin Brandhi.

Deeat Palace (c) Vincent Ducart

Cette jeune artiste anglaise s’est faite remarquée trois jours auparavant lors de la performance saisissante qu’elle a livrée avec son père à Petit Bain, au sein du projet Yeah You. Rivée sur son micro à asséner des vocalises chuintées et trafiquées, quelque part entre Björk et Pharmakon, elle donne vie à des impulsions sonores mutantes concoctée par elle et aïeul complice en direct. Un mélange de loops dubstep, de drones industriels et de sonorités concrètes (cordes acoustiques) plus volatiles qui convoque à la fois l’esprit radiophonique fou de Zoviet France et les associations improbables du Stock, Hausen & Walkman d’Andrew Sharpley.
Dans ce sillage, la matrice électronique du festival trouve bien d’autres entrées : la formulation digitale accompagnée de son kit de mini-percussions live d’un Shit & Shine aka Craig Clouse trop peu disert; la dimension multimédia et vocalement robotique de l’alliage Alva Noto / Anne-James Chaton pour leur projet de signalétique verbale Alphabet ; mais surtout l’exercice de sound design abrasif et cinématique d’une Puce Mary de plus en plus en prise avec les visées isolationnistes de sa musique. La performance de la musicienne danoise à Petit Bain s’est ainsi autant révélée par la précision ultime de ses mises en son troubles que par l’impression oppressante presque végétative qui en découle.

Rock en stock

Et le rock me direz-vous ? La soirée de la Marbrerie flirte avec le brouillage garage déluré, entre le synth-punk à dimension humaine de Maria Violenza, la théâtralisation noise absurde de Pest Modern, emmené par l’excentrique figure de l’art contemporain Joël Hubaut, et le rhythm’n’blues vaudou du relaps Reverend Beat-Man. D’autres projets percent comme le blues-kraut intimiste de Theoreme ou l’imprévisibilité déstructurée et positivement no wave d’Al Karpenter à la Station Nord.  On retient aussi l’addictif concert du duo Hackedepicciotto au Théâtre Berthelot de Montreuil, réunissant Alexander Hacke (Einstürzende Neubauten) et son épouse, l’artiste poly-cartes Danielle de Picciotto. Habillée de projections de design architectural choisi, la prestation live du couple adresse un savoureux voyage au croisement du rock psyché, du post-punk et d’une folkwave, nourri d’instruments qui sonnent et de synthétiseurs crus. Une préciosité brute qui contraste par exemple avec la virulence abrupte du live d’Officine à Petit Bain, poussant dans ses derniers retranchement le déluge d’improvisations free-noise d’inspiration nippones de son nouveau forfait, 2E. En termes, d’impact quasi-métallique, il faut aussi saluer la performance sans failles du duo kényan Duma, sorte de version deathcore de Dälek, particulièrement insidieuse dans son mix de vocaux gutturaux growlés, de salves électroniques fractales et d’ultrabasses ghetto/tek.

Reverend Beat-man (c) Titouan Massé

Le concert plutôt alerte et hardcore des insolents Infecticide ajoute à cette note rock une touche de fraîcheur bariolée. Celle-ci est illustrée par leurs costumes fantasques de carnaval sur scène, conçus par l’atelier Kustom Kostum, dans le cadre des 6èmes Rencontres des Pratiques Brutes de la Musique organisée à Mains d’Œuvres, sorte de festival dans le festival, dédié à des projets créés par et avec des artistes en situation de handicap mental. Une manifestation symbolique de l’esprit d’ouverture musicale, mais aussi sociale, de Sonic Protest et qui nous conforte dans l’idée que l’on tient là l’un des rendez-vous annuels les plus incontournables de l’agenda parisien (agenda qui se diffuse opportunément dans quelques villes de Province, Lyon, Rennes, etc.)

Laurent Catala

www.sonicprotest.com