Depeche Mode ou The Swans ? Turnstile ou OFF! ? New Order ou Amen Ra ? Death Grips ou Gilla Band ? Vous aimez les choix cornéliens ? Primavera Sound les met en résonance live pour vous.
En écoutant The War On Drugs jouer son « I Don’t Live Here Anymore », on ressent un peu le point de bascule permanent sur lequel un festival tentaculaire comme Primavera Sound situe son axe de gravité attractif. À l’image du groupe de Philadelphie, le festival catalan maintient une passerelle permanente entre une vision large et populaire de la musique, et une chasse aux expérimentations, même les plus légères, qui se manifeste dans le groupe d’Adam Granduciel par sa manière de chasser les fantômes de Bruce Springsteen à grand renfort de claviers ambient/prog.
Les grandes scènes extérieures du Parc del Forum, centre névralgique de la manifestation, font d’ailleurs la part belle aux têtes d’affiche pointues mais grand public. Depeche Mode et Dave Gahan sont plutôt en verve, concluant leur show sur un « Enjoy the Silence » très électronique et un poignant « Never Let Me Down ». Blur agite le chiffon rouge de ses tubes 90s (« Park Life », « Girls and Boys ») derrière un Damon Albarn remuant. New Order n’a même pas besoin que Bernard Sumner fasse l’effort de chanter juste pour faire scintiller les couleurs dance/new wave de « Blue Monday » ou la noirceur luisante du « Love Will Tear Us Apart » de Joy Division dans la nuit barcelonaise. Même Allison Goldfrapp convainc avec son set IDM/disco. « Fever (Is the real Thing) » chante d’ailleurs la pensionnaire de Mute Records, comme pour mieux diffuser cette fièvre palpable sur quelques autres futures pointures en devenir d’un registre rock/électronique assez émoustillant cette année.
Mention spéciale à ce titre au groupe américain DARKSIDE emmené par le musicien électronique Nicolas Jaar et le guitariste Dave Harrington. Les expérimentations synthétiques et vocales de Jaar s’emboîtent à merveille dans les tirades électriques à six cordes d’Harrington et les rythmes plus variés et soutenus du nouveau batteur Tlacael Esparza. Un mélange fructueux qui transcende les harmoniques « Papers Trails » et « Metatron » vers de nouvelles perspectives, plus proches des lignes de flottaison bancales de Can sur « Inside Is Out There » par exemple. En darkwave ce coup-ci, impossible de faire l’impasse sur le set très engageant de Lebanon Hanover. La froideur nerveuse et pénétrante de morceaux comme « Totally Alive » ou « Come Kali Come » semble trouver sur l’excentrée scène Dice une urgence noire et communicative. Une instantanéité funèbre qui met le hit « Gallowdance » en orbite.
La division des styles n’est plus dans l’air du temps et à Primavera Sound, les sons se mélangent sur les différentes scènes – hormis sur les trois stages résolument électroniques – avec un aplomb confondant. On parvient à discerner les phrasés plus syncopés du hip-hop au détour de quelques fugitifs instants passés devant Kendrick Lamar (qui nous invite sous les branches de son bien-nommé « Money Trees », pour mieux en récolter les fruits sans doute), mais on préfère largement le flow et les sons plus revêches de Jpeg Mafia. Le rappeur new-yorkais harangue la foule en gesticulant sur un « Rebound » bondissant et montre qu’il sait tenir une scène plus grande qu’à l’accoutumée. Un poil plus décevante, la prestation des Californiens de Death Grips pâtit d’un son ridiculement faible, laissant la voix de MC Ride quasi orpheline des machines d’Andy Morin, inaudibles si l’on n’est pas dans les premiers rangs. Bon, on se rapproche tout de même pour mieux entendre les frappes de guingois de Zach Hill et prendre un bon coup de « Guillotine » avant que le trio ne conclue sur un sémillant « The Fever (Aye Aye) » et son clin d’œil au coup de sang d’Allison Goldfrapp. CQFD.
Duel punk à distance
Mais puisqu’on en est à détricoter les genres, qu’en est-il du punk et du metal dans ce Primavera Sound 2023 ? Dans la première catégorie, la présence des racoleurs Turnstile est un peu l’événement (elle éclipse même au second plan les vétérans de Bad Religion, pourtant immensément populaires en péninsule ibérique). Et sur la Main Stage numéro 1, nul doute que la troupe du play-boy Brendan Yates doit kiffer sa consécration (et le cachet qui va avec). Pour le reste, pas grand-chose à dire tant ce groupe paraît surfait. Dommage pour eux, mais les vrais punks sont au même instant devant le set réellement incandescent (et hardcore) des OFF! du légendaire Keith Morris (Black Flag, Circle Jerks) qui mitraille le public de ses « War Above Los Angeles », « Keep Your Mouth SHut » et autres « Wiped Out ». Game over.
Dans la deuxième catégorie, on a, en jetant un œil sur le concert – mièvre – de Ghost, le même sentiment qu’avec Turnstile. Finalement, ces groupes sont bien davantage à leur place dans des festivals généralistes comme celui-ci, plutôt que dans des festivals metal par exemple, où leur quête de succès marketing trouve tout son sens. Tobias Forge a peut-être perdu sa coiffe d’anti-pape, mais rayon business, il a toujours la tête sur les épaules. Ayant manqué Amenra, c’est sans doute le concert hautement percutant de Liturgy qui remporte le pompon metallique. Avec son black metal rutilant, où se greffent scories sludge et mécaniques répétitives d’inspiration classique, le groupe de la guitariste/vocaliste transgenre Haela Ravenna Hunt-Hendrix condense une rage allant crescendo. Au milieu de « Before I Knew the Truth », la guitare de cette dernière se braque et l’oblige à quitter la scène quelques minutes sans que ses musicien(ne)s décrochent d’une mesure. Telle une louve affamée, elle refait alors son apparition les crocs rivés sur son micro et les griffes frappant le manche. Redrum.
À l’étage indie/noise rock, Shellac semble avoir pris ses marques d’invité permanent, et d’ailleurs on ne distingue que peu de différences entre son concert de 2022 et celui de 2023 (si ce n’est que Steve Albini est de plus en plus bavard et que le batteur Todd Trainer fait sans doute de moins en moins semblant de s’endormir sur ses fûts). Neuf ans après Dude Incredible, il serait peut-être temps que tout ça retourne faire un tour en studio, car la nouvelle génération pousse (à l’image des fringants Machine Girl qui foulent la même scène quelques heures après). Toujours est-il qu’on ne baille pas encore complètement aux corneilles devant eux comme pendant le concert mollasson de Built To Spill. Peut-être le groupe de Doug Marsch a-t-il encore la tête à son disque de reprises de Daniel Johnston, toujours est-il qu’en matière d’indie fiévreuse, la pertinence est davantage du côté du Wedding Present d’un David Gedge impeccable avec sa formation rajeunie (mention particulière à la très inspirée bassiste-chanteuse Melanie Howard). Avant de conclure sur un « Flying Saucer » bien ragoutant, le dandy anglais émaille son set d’une splendide reprise du « Canada » de Low et de la regrettée batteuse Mimi Parker, présents l’an passé à l’affiche. Classe.
De fait, Primavera Sound est un festival plutôt inspiré où, derrière l’inévitable machine commerciale qui anime tous les mastodontes festivaliers, la programmation tente de garder une cohérence de qualité, même si elle sonde tous azimuts. En ce sens, peu de ratés dans le lot (en tout cas, en ce qui concerne les artistes New Noise-compatibles). La performance de Le Tigre se révèle un peu poussive, dans le sillage de sa version très sage de « TKO ». Les vieilles légendes de Sparks peinent à emballer la foule, sauf peut-être sur leur classique « This Town Ain’t Big Enough for Both of Us », mais voir enfin en vrai les poses figées de Ron Mael derrière son clavier vaut le détour. Seule peut-être l’invitation donnée aux Italiens de Måneskin, lauréat de l’eurovision en 2021, sonne un peu faux, à l’image de leur néo-glam fake.
Pour du glam résolument contemporain, voire même carrément avant-gardiste, direction la scène Cupra pour le concert haut en couleur de l’Américain Yves Tumor. Celui qui aurait pu prendre le nom de Bowie (puisque c’est le sien) déploie sur scène tout son personnage fantasque et déluré. Prenant un peu le même chemin, ses morceaux electro-soul-rock souvent hyper-produits sur disque (la patte d’Alan Moulder au mixage du dernier album) se bonifie d’une patine plus électrique. Le guitariste Chris Greatti enjolive bien les choses avec sa tenue et son jeu très metal 70’s. Et Tumor enfonce le clou de ses multiples frasques, descendant dans la fosse pour mieux se dresser au-dessus de la masse ou tordant le cou de Griatti pendant son solo à la manière d’un Ozzy ceinturant Randy Rhoads. À un degré qualitatif moindre, le set de ses compatriotes de The Voidz dessine un certain parallèle dans cette petite sublimation live. Julian Casabancas joue un peu trop au crooner pop, ce que peut laisser entendre un titre guimauve comme « Leave It My Dream », mais les guitares électriques bien tranchantes et la coloration synth-wave viciée de « Prophecy of the Dragon » démontrent un réel savoir-faire dans les arrangements.
Plongées intérieures
Au Primavera Sound, tout ne se passe pas en extérieur. Au contraire, le festival permet de multiples plongées intérieures, dans et hors du site du Parc Del Forum. La partie Primavera a la Ciutat (Primavera à la ville) associe les principales salles de Barcelone à la manifestation (accessible sur réservation à tous les détenteurs d’un billet trois-jours du festival). L’occasion rêvée de voir au Paral.lel 62, Gilla Band, qui jouait aux mêmes horaires que Death Grips la veille. Excellente performance du groupe irlandais dans ce décor boisé de théâtre sur trois étages, avec un set très brut, bruitiste et techno-rock qui enchaîne notamment « Backwash », « Shoulderblades » et « Why They Hide Their Bodies Under My Garage? » à flux tendus. À leurs côtés, l’indie popcore de Cloud Nothings, désormais trio, a gagné en dynamique et fait mouche auprès du public avide de pogos. Leur final sur l’intense et psychédélique « Wasted Days » tient du must. Moins directs, les revenants d’Unwound offrent un concert plein de nuances raides derrière un tandem Justin Trosper (guitare et chant) / Sara Lund (batterie) ragaillardi et bien aidé par la bonne composition du bassiste Jarred Warren et du second guitariste Scott Seckington. Un « New Energy » post-hardcore délicieusement 90s qui fait plaisir à entendre, y compris dans ses parties plus sous-tendues comme « Abstraktions ».
Au Parc del Forum, une seule destination pour assister à des concerts indoors : l’Auditorium. La salle est vaste (immense même) et très confortable. Parfait pour s’immerger dans une sélection feutrée vraiment bien choisie, avec le post-rock/ambient d’Emeralds, l’indie-pop plus cotonneuse de Come (quel plaisir d’entendre enfin Thalia Zedek chanter « Mercury Falls » en live !) ou la folktronica de la toujours vive Beth Orton. Bonne surprise avec le concert très kraut-electro du producteur James Ellis Ford (Simian Mobile Disco), rivé derrière sa batterie, et avec le gig très heavy metal de Boris emmené par un Takeshi en frontman des grands soirs. Les deux versions destructrices de « Loveless » délimitent une performance très carrée et décibélique du trident japonais que vient conclure dans un épilogue plus dépouillé le superbe « [not] Last Song », tiré du dernier Heavy Rocks.
On attend également beaucoup, dans cette enceinte propice aux expérimentations, des concerts des vieilles gloires de la contre-culture 60s/70s, Laurie Anderson et John Cale. La première dévoile comme à son habitude ces dernières années un set-up très multimédia. Musiciens, vidéos, speeches spoken word et parties musicales plus jazzy ou no-wave s’enchaînent et s’entrecroisent, sur un rythme plus soutenu et convaincant que parfois par le passé. John Cale n’a pas besoin de tant d’artifices, même si l’écran géant s’amuse à nous abreuver de plans kaléidoscopiques ou de profils sérigraphiés de Nico. L’ancien musicien du Velvet Underground assure totalement, faisant la part belle aux aventureuses parties soniques des pièces de son dernier album, avec les très spatialisés et orchestraux « Noise of You » et « Moonstruck » – l’ombre de Scott Walker ou de Bendan Perry passe même sur « Out Your Window » –, plutôt qu’aux cabotinages velvétiens (limités au seul « I’m Waiting for the Man »). La sensibilité folk de « Cable Hogue », ou à l’inverse les dérives kraut/electronica de « Villa Albani », élargissent encore le spectre et, quand John Cale perd un peu la tête, comme lorsqu’il dit au revoir au public trop précipitamment, ses musiciens sont là pour lui souffler qu’il reste encore un morceau.
En matière d’étoile perchée dans son monde, les planches de l’auditorium ont également la chance d’accueillir Michael Gira et ses Swans pour sans doute la performance la plus maîtrisée – au doigt et à l’œil du maître – du festival. Dirigeant son ensemble comme un conductor, tout en étant assis au milieu et en lui tournant le dos, Gira transcende littéralement les possibilités soniques de sa formation vers toujours plus de dissonance. Un bateau ivre mais robuste, que Gira barre au milieu de trois pièces parmi les plus obsessionnelles du dernier album (« The Beggar », « Ebbing », « The Memorious »), et auxquels s’adjoignent deux quasi-inédits live (« The Hanging Man », tiré de Leaving Meaning, et « Birthing Cloud of Unknowing »). Cinq pièces seulement pour 75 minutes de concert, mais une tension à SON comble.
Pour les plus endurcis qui en veulent toujours plus en termes d’intensités rythmiques, Primavera Sound n’a que des solutions. En extérieur, la scène Pull & Bear injecte à haute dose de bonnes vibrations techno avec le local John Talabot, le Soft Pink Truth de Drew Daniel de Matmos, le duo de choc Donato Dozzy/Neel aka Voices From The Lake, ou la gabber attitude du duo berlinois Brutalismus 3000. Surtout, le parking souterrain transformé en sous-sol ghetto tech/bass music et justement rebaptisé The Underground, constitue un très approprié point de chute pour tout aficionado du beat tordu en mal d’envers du décor warehouse. La carte blanche laissée au label Pan Recordings pour ses quinze ans (avec Low Jack, Tzusing, Upsammy et Bill Kouligas), son zoom sur la scène footwork de Chicago avec Jana Rush, et en prime l’incroyable performance de hip-hop cathartique auto-confessionnel du Mancunien Blackhaine magnétisent les lieux. Une part d’ombre bienvenue dans un festival qui brille encore cette année de mille feux.
Laurent Catala