Report : This Is Not a Love Song 2018

 

Idles

Par Eléonore Quesnel

Depuis 2013, This Is Not a Love Song (ou TINALS pour les intimes) convoque la crème de l’indie rock au sens large en refusant farouchement de se transformer, malgré le succès (16 000 spectateurs en trois jours, du 1er au 3 juin, cette année encore), en foire géante au tout-venant. Un site propice à la farniente (la scène de musiques actuelles Paloma de Nîmes), une ambiance à la cool et une programmation éclectique à la fois pointue et « grand public » font de cet événement un incontournable, qui vaut bien le coup de poser un ou deux jours de RTT.

Jour 1

Moaning

Vendredi, 19h30. Pour l’instant, les extérieurs du festival sont encore relativement peu animés. Normal : tout le monde est dans la grande salle, qui accueille Peter Perrett. L’ex-leader des maudits Only Ones, longtemps disparu des radars, apparaît aujourd’hui fringant et entouré de jeunes musiciens. Le Londonien sexagénaire n’a rien perdu de sa morgue punk et livre une performance assez jubilatoire, dont le climax est son tube « Another Girl, Another Planet », qui rend fou de joie son public. Sur la grande scène extérieure, Vince Staples, le rappeur de Long Beach, hypnotise une marée de kids avec son hip-hop anxiogène dont les basses font trembler le sol, gesticulant dans ce qui ressemble à un gilet pare-balle, sa silhouette se découpant sur les images projetées derrière lui – Martin Luther King, policiers blancs arrêtant des Noirs, Beetlejuice, etc. Un set intense mais qui peut paraître peu passionnant pour quiconque n’a pas une sensibilité rap prononcée. Un peu plus loin, le hipster de Brooklyn Nick Hakim envoie son étrange néo-soul psychédélique aux accents vapor wave, tantôt planante, tantôt électrique, toujours chill. Envoûtant. Retour dans la grande salle pour Sparks, dont le public (très nombreux) a à peu près 2,5 fois l’âge de celui de Vince Staples, mais pas seulement. Ron et Russell Mael, 72 et 69 ans, sont entourés de jeunes musiciens en veste en jean rose. Chacun joue sa partition, dans la grande tradition théâtrale Sparksienne. Russell, veste d’officier rose bonbon, hystérique, court d’un bout à l’autre de la scène tandis que Ron, cheveux tirés en arrière, fine moustache taillée au cordeau et lunettes rondes vissées sur son visage impassible, assis face à son clavier, s’évertue à bouger le moins possible. Extravagant, facétieux, baroque et plein de fougue, le rock roller coaster des Sparks, que ce soit celui de son dernier album Hippopotamus ou son hit intersidéral « This Town Ain’t Big Enough for the Both of Us », a quelque chose de foncièrement jouissif, qui donne envie de sourire béatement jusqu’aux oreilles, comme Ron Mael au moment où il se lève soudainement et balance sa cravate pour se lancer dans une de ses fameuses danses signatures. Une réussite totale. Très attendu aussi, Beck. Fedora sur la tête, le Californien, dans l’esprit très pop-joyeux de Colors, son dernier album qui a été accueilli de façon mitigée, chante, rappe, joue de l’harmonica, plaisante sur fond de tambourins et maracas, présente ses musiciens en reprenant quelques mesures de tubes comme « Once in a Lifetime » ou « Miss You ». Bref, du grand spectacle à l’américaine. Les trois jeunes Californiens de Moaning, signés chez Sub Pop, n’ont certes pas cette expérience mais savent quand même y faire. « Merci à Beck d’avoir fait notre première partie », grince Sean Solomon, le juvénile frontman, dans son t-shirt Bart Simpson troué, avant de balancer son post-punk des tréfonds comme on allume un incendie, avec un son énorme et un chant dramatique souvent énervé qui peut rappeler celui de Preoccupations, avec qui il tourne en ce moment. « L’Amérique va mal, alors nos chansons sont plus tristes, désolé », s’excuse Solomon, qui terminera sa performance en escaladant un poteau, guitare sur le dos, concluant là une des meilleures surprises de cette édition. Minuit passé. Les vieux briscards de The Jesus & Mary Chain, sans aller jusqu’à grimper au plafond, ne déçoivent pas, les frères Reid et leurs comparses livrant un show fiévreux, habité et plein de tubes de diverses époques, susurrant « Baby you drive me crazy » (« Between Planets ») sous une lune quasi pleine, façon idéale de terminer cette première journée.

The Jesus And Mary Chain

Jour 2

John Maus

Le lendemain, on retrouve dans la grande salle John Maus, l’âme torturée, adulée et décriée de la synth pop gothico-médiévalo-expérimentale. Très agité comme toujours, le disciple d’Alain Badiou et pote d’Ariel Pink lutte de la manière la plus théâtrale qui soit contre ce qui semble être de mystérieux démons intérieurs, se renverse une bouteille de Cristaline sur la tête, fait les cent pas, crie en silence, se frappe le torse, se balance d’avant en arrière comme un dément, grimace, chante de manière grandiloquente, poing levé, tandis que ses musiciens lui déploient un tapis de gros beats qui tabassent et nappes de synthés aussi futuristes que moyenâgeux. Parfait. Dehors, ses compatriotes de The Buttertones, contrairement à ce qu’on pourrait penser, sont tout sauf un énième groupe surf de Los Angeles. Ils produisent un rock garage canaille et racé à saxophone, diablement élégant, un brin rétro, punk par endroits, toujours dansant et aiguisé, presque de trop bon goût pour être honnête, mais on ne va pas s’en plaindre. Mattiel, dont le fonds de commerce est aussi le rétro, version folk-blues, se révèle, malgré une musique qui tient la route et un groupe qui assure, vite assez fatigante avec sa voix perçante poussée à son maximum. Quant à Chocolat, on ne s’en lasse pas. Toujours aussi cools, les Canadiens sans chichis, en combinaison de pompiste ou veste Alstom, livrent un set psychédélique du feu de dieu, fantaisiste, foisonnant, plein de solos furieux de guitare ou saxophone posés sur des motifs répétitifs et nappes cosmiques. « Venez stage-diver, tantôt », invite le chanteur Jimmy Hunt à un public volontiers pogoteur. Father John Misty, évidemment, est beaucoup moins déconnant. Planqué derrière ses lunettes noires, le dandy barbu enchaîne les morceaux classieux de la trempe de « Pure Comedy », accompagné de piano et cuivres solennels, ou de sa guitare orageuse, avant de demander, interdit : « What the hell is that ? This isn’t gonna go well, is it ? » « That », c’est Black Bones, qui joue dehors en même temps, et qu’on entend en fond. Soit une équipe mi-Dia de los Muertos mexicaine mi-ménestrels, montée par un ancien Bewitched Hands, qui produit une pop fluo plutôt cryptique. Dans un registre soul très chill quoique bien sombre, Yellow Days, emmené par George Van Den Broek, un Britannique même pas vingtenaire qui plaque son spleen à l’aide d’une guitare en forme de larme, impressionne, lui, par sa voix puissante et éraillée à la King Krule. Mais la tête d’affiche du jour, c’est bien les ultra populaires héros de la French Touch de Phoenix, en témoignent les milliers de spectateurs amassés devant la grande scène et perchés jusque dans les lampadaires-fleurs qui parsèment le site. En mode bulldozer, les Versaillais enquillent les hits à la queue-leu-leu : « Lasso », « Entertainment », « Lisztomania »… Évidemment, on pense ce qu’on veut de Phoenix et de sa pop clinquante family-friendly, mais il faut reconnaître que le taf est (très bien) fait, avec une mention spéciale au batteur Thomas Hedlund (de Cult Of Luna) et sa frappe monumentale qui tient la baraque. On passe rapidement voir le punk hip hop fusion un peu WTF/régressif d’Ecca Vandal avant de se poster devant les Suédois de Viagra Boys, dont on n’a entendu que du bien. « We’re all here to party, right ? Otherwise, get the fuck out ! » vocifère Sebastian Murphy, le frontman (ou plutôt showman) américain visiblement très en verve, qui enlève son t-shirt pour dévoiler un corps recouvert de tatouages avant de livrer un des sets les plus remuants, sulfureux et agressifs de cette édition, hurlant et se tordant à terre. Une sorte de free jazz dévoyé, de kraut à congas et saxophone, de post-punk de la dernière chance. Ils se paieront même le luxe d’un rappel. Fantastique. La foule jubile. On la retrouve compacte devant la grande scène à 1h du matin pour Ty Segall And The Freedom Band (composé de Mikal Cronin, Charles Moothart et consorts), un habitué du festival venu cette fois-ci avec son Freedom’s Goblin sous le bras. Au lieu de servir des palanquées de singles garage de trois minutes à un public déjà acquis à sa cause, ils prennent plaisir à jammer et à construire un épais mur de son. Comme dans tous les concerts de Ty Segall, on a d’ailleurs du mal, dans cette mélasse bruitiste, à reconnaître les morceaux. La set-list se partage entre « vieux » titres, morceaux du dernier album et/ou reprises comme « Cherry Red » des Groundhogs. Sur « My Lady’s on Fire », Mikal Cronin se met au saxophone (eh oui, encore un saxophone !). Si c’est loin d’être le concert et le public le plus sauvage de Ty Segall qu’il nous ait été donné de voir, le groupe a l’air de prendre son pied et fait, comme d’habitude, très bien le job.

Ty Segall And The Freedom Band

Jour 3

Idles

Pour le dernier jour, on retrouve Deerhunter sous une pluie fine. Bradford Cox, volontiers volubile, dédicace des chansons à tout le monde, à commencer par son claviériste, inventeur de la « serviette de tournée » (quoi que cela veuille dire). Un show maîtrisé, fun et foisonnant. Dans la pénombre de la grande salle, ça galoche dans tous les coins. Cigarettes After Sex se livre à son habituel exercice d’autoparodie romantic slowcore : des musiciens statiques, cachés dans la fumée, tentent de produire la musique la plus douce, sensuelle et minimaliste qui soit. On aime ou on déteste (ou on supporte ça 5 minutes), mais on ne peut que constater l’efficacité d’un tel dispositif. Sur la scène extérieure, The Breeders sont évidemment très attendues. Elles donnent la couleur avec « New Year », et reprendront environ la moitié de Last Splash, entrecoupé de titres de leur dernier album, All Nerve. Et du nerf, on ne peut pas dire que les légendes du rock alternatif des 90’s en aient spécialement. Les sœurs Deal sont sympas, tout est « amazing », mais tout est surtout très sage. Reste qu’il est toujours agréable d’entendre la bande-son de son adolescence, avec l’inévitable « Cannonball » ou « Gigantic » des Pixies, titre qu’avait co-écrit Kim Deal à l’époque où elle faisait partie du groupe. Un rapide détour chez l’excentrique et séduisant poète Ezra Furman et ses morceaux qui parlent de conduire très vite sur des falaises (« Driving Down to L.A. ») et c’est déjà l’heure d’aller voir les lads de Bristol survoltés Idles, unanimement (et très justement) sacrés « groupe anglais le plus excitant du moment ». À la hauteur de leur réputation, les guitaristes slamment dans une foule chauffée à blanc en continuant de jouer, le batteur frappe comme un malade, le bassiste part dans de grands éclats de rire tonitruants tandis que le leader Joe Talbot, qui ne tient pas en place, chante les tourments d’une Angleterre en déroute de la manière la plus intense, contestataire et caustique qui soit, avec des titres de Brutalism (les tubes « Mother », « 1049 Gotho », etc.) ou issus de leur deuxième album à paraître. « I fucking love you ! So fucking fun ! C’était plaisir ! C’était magique ! » ne cesse de s’époumoner le chanteur, qui fait headbanguer jusqu’aux agents de sécurité. Un hymne punk bouillonnant à la vie, à la survie, furieux, dansant, jubilatoire, drôle, en forme de communion ultra bruyante. En somme, l’inverse du concert de Dead Cross qui suit. En live, le supergroupe hardcore punk perd de son fun et assure le service minimum (à part Dave Lombardo et son jeu de batterie de fou furieux). « How y’all doin ? » demande un Mike Patton méconnaissable, qui ce soir-là, ressemble plus à un vendeur de Pawn Stars, les rois des enchères, qu’à l’élégant chanteur de Faith No More, enchaînant les morceaux (« Church of the Motherfuckers », la reprise « Bela Lugosi’s Dead » de Bauhaus…) avec la décontraction du G.O. du Club Med qui a fini son service et regagne sa case. Ce qu’ils feront d’ailleurs après « Raining Blood », amputant leur set de 20 minutes, mais sauvant les meubles avec ce finale classique mais efficace. Bref, avec des découvertes et des grands noms, des convulsions, des secousses et des frissons, encore un excellent cru pour le « petit » festival qui aurait peut-être deux ou trois trucs à apprendre aux grands.

Dead Cross

thisisnotalovesong.fr

Plus d’images du TINALS 2018 sur photosconcerts.com