[Report] Baignade Interdite 2018

(c) Ariane Ruebrecht

Par Laurent Catala

Si une plongée à la verticale dans des bassins instrumentalement trafiqués ne vous fait pas peur, le festival Baignade Interdite n’est pas là pour doucher vos ardeurs. Bien au contraire, avec son éclectisme rafraîchissant et ses ondulations soniques se déclinant en cercles concentriques jusque dans les environs immédiats de la piscine d’Aiguelèze qui en constitue le canal officiel, le rendez-vous tarnais risque bien de vous hameçonner pour une apnée musicale des plus profondes.

En pénétrant dans le pompeusement nommé dôme des arts de la petite localité de Rivières dans le Tarn, on s’attend à découvrir un mur d’écran ou quelque installation lumineuse et cinétique. Son concepteur, l’artiste Alex Mendizabal n’a-t-il pas parlé sur le seuil de « film iridescent tensoactif » ? Mais pas du tout. Descendant des plafonds comme des poissons qui pendent, on découvre une série de ballons gonflables, reliés à des bouteilles en plastique, d’où s’échappent des sonorités « glougloutantes » ainsi qu’une étrange mousse blanchâtre aux faux-airs d’écume marine. En circulant au milieu d’elle, on se laisse progressivement happé par l’étrange formalisme de ces sculptures et du circuit bending aqueux qu’elle propose, dans une mise en scène qui n’est pas sans rappeler les expériences d’art sonore et les installations de l’ancienne Brasserie Bouchoule des Instants Chavirés de Montreuil lorsqu’elle se met dans les configurations saillantes et humides de Sonic Protest.

Si l’esprit défricheur et inventif de Baignade Interdite semble comme suinter dans cette salle, c’est que l’eau est bien le fil conducteur de ce singulier festival. Créé il y a sept ans par une équipe de locaux irrédentistes, défenseurs des musiques de traverse ayant à leur tête le programmateur Benjamin Maumus, la manifestation s’est en effet installée dès ses débuts sur le site de l’ancienne piscine d’Aiguelèze à Rivières dans le Tarn. Un lieu où trône comme des fantômes de faïences bleues un trio d’anciens bassins désaffectés, donnant l’impression quand on les découvre, abandonnés au milieu d’un quartier résidentiel aux maisons distantes, de tomber sur une version campagnarde du Buffet Froid de Bertrand Blier avec cette sensation isolationniste d’architecture seventies surannée.

(c) Ariane Ruebrecht

Heureusement, la convivialité qui ne tarde pas à transpirer des lieux fait rapidement basculer le film vers des images plus vivaces, une sorte de comédie Rosselinienne occitane où l’on crie et l’on jubile. Durant les quatre jours de charivari sonore coloré du festival, les bassins se transforment en effet en scènes ondoyantes où percent l’incandescence brute de projets aussi expérimentaux qu’abordables. Parmi ceux qui font le plus mouche cette année, on peut notamment pêcher le duo belge féminin Osilasi dont les étranges exercices de trance chamanique vocale, ponctués de percussions, de manipulations analogiques et de surbrillance instrumentales – avec notamment cette magnifique vielle à roue électrique faite main – hypnotisent l’esprit. Ou encore pister sous les arbres des jardins alentours les madrigaux poétiques et autres ritournelles ibériques lunatiques des franco-espagnols de Borja Flames.

Les projets solos tiennent souvent la corde dans les postures intimes du festival qui, outre le fait de sortir des sentiers battus, n’hésitent pas non plus à aller folâtrer dans le voisinage. La guitare électrique aux discrets effets de delay et de feedback du Bruxellois Clément Nourry ouvre ainsi le bal devant la piscine d’un particulier (Chez Hélène !) tandis que le set magnétique à l’accordéon du Biélorusse Yegor Zabelov atteint l’extase animale lorsque celui-ci, son instrument quasiment en bouche, feule littéralement en direction du public trop bavard ou grimace en se contorsionnant autour des consonances reptiliennes de son instrument.
La batterie est particulièrement mise à l’honneur dans cette édition, qu’il s’agisse de celle, jazz et facétieuse, du vétéran Han Bennink, rivé aux abords d’une rampe de mise à l’eau, ou de la grosse caisse orchestrale du Norvégien Ingar Zach qui met en vibration l’église solitaire du village après que tout le public s’y fut déplacé (2 kilomètres à pied tout de même !) dans une étrange procession aux allures de déambulation manifeste. Dans cette configuration spécifique, c’est le numéro du percussionniste Julian Sartorius qui se révèle le plus intense. Multipliant les recherches tonales, les effets syncopés oscillant vers une proto-techno hypnotique ou les loops rythmiques subitement plus bondissantes, le Suisse délivre un set d’un niveau tout bonnement exceptionnel en s’appuyant sur un arsenal d’instruments et d’objets divers, parmi lesquels cette étonnante shruti box indienne, sorte de mini-valise-accordéon dont les sonorités criardes font l’effet d’un coassement de grenouille du coin. Une touche d’humour aux accents percussifs qui transparaît avec plus de force derrière les jeux de batterie d’homme-orchestre des plus loufoques Paddy Steer et Bob Log III. Alliés aux boucles de synthés modulaires mises en scène dans un numéro cosmique croisant Sun Ra et Moondog pour le premier, et à des méandres plus blues et hillbilly chez le deuxième, les artifices théâtraux de leurs show respectifs– masques et costumes bigarrées pour Steer, et tenue de cosmonaute sixties pour Log III – semble opérer un sémillant rapprochement, guidé par l’esprit plus binaire du rock.

(c) Ariane Ruebrecht

Le rock – ou du moins son incarnation collective bouillonnante – trouve d’ailleurs largement lui aussi droit de citer dans ces jeux de baignades soniques répétés, et ce avec souvent plus de réussite que les projets plus électroniques ou techno déviants (on peut évoquer notamment la déception Gum Takes Tooth, incapable de restituer l’énergie dense de leur concert à Villette Sonique il y a deux ans). Bien qu’un peu sage voire attendues, les performances avant/pop jazzy mâtinée de rock tropicaliste de Selen Peacock et le post-punk très funky et typé Gang Of Four des Anglais de Shopping se révèlent agréables. Plus monolithiques et dépressives, les touches très Beat Happening des riffs lents et lofi des Finlandaises d’Olimpia Splendid ne nous incitent pas pour autant à nous passer la pierre autour du cou. On nage par contre davantage comme un poisson dans l’eau au milieu du barrage de math-rock tendu et contrasté du trio Berlinois 13 Year Cicada ou parmi les salves heavy-rock psychédéliques chantées en portugais (par le batteur d’origine vénézueliene, CQFD) des Bristoliens de Fumaça Preta.

(c) Ariane Ruebrecht

Mais en ce qui concerne les nageoires rock les plus tranchantes, ce sont les trublions de Noyades qui tirent une nouvelle fois le gros lot. Leur concert du dimanche matin se voit organisé directement sur le fleuve Tarn à quelques encablures à peine des scènes principales, sur un ponton flottant servant de piscine fluviale afin de protéger musiciens et spectateurs des attaques de silures géants peuplant les rives (ne riez pas, ces charmantes bestioles dévorent pigeons et yorkshires à l’envi, vérifiez par vous-mêmes sur Youtube). Heureusement, aucune perte – ni noyade, non plus CQFD #2 – ne sera à déplorer durant un set où l’intensité free-noise coutumière du trio se constelle de passages plus ambient et transitoires, préfiguration d’une probable prochaine plongée trouble discographique. De quoi se tremper les ouïes avec délectation en attendant peut-être que de nouvelles huiles du même tonneau – Dive ? – ne viennent s’abreuver à cette décidément bien curieuse source musicale estampillée Baignade Interdite.

(c) Ariane Ruebrecht