[Report] Roadburn 2019 (quatrième jour)

ROADBURN 2019

Par Romain Lefèvre & Thierry Skidz

DIMANCHE

On commence cette dernière journée par ne pas rater Have A Nice Life, à l’inverse d’hier. Mais peut-être aurait-on dû ? Duo post-punk/shoegaze vaguement culte originaire du Connecticut, Have A Nice Life est un groupe très rare en concert, surtout en Europe où c’est la première fois qu’ils se produisent. À peine moins rare en vinyle (un EP et deux albums en près de 20 ans, un nouveau est prévu cette année, co-produit par Xiu Xiu), ils doivent surtout leur (petite) gloire à leur premier disque sorti en 2010 et intitulé Deathconsciousness, double album d’1h25, réalisé dans leur chambre d’étudiants dépressifs. Et sans doute auraient-ils mieux fait d’y rester parce que, malgré le renfort de quatre autres musiciens, on aurait pu sans mal éviter d’assister à ce triste spectacle dédié à ce disque pseudo-légendaire (ou juste très anecdotique de notre point de vue). On perçoit beaucoup trop peu les quelques éléments indus de leur tambouille insipide qui ressemble plus à de l’emo shoegaze avec un chant très approximatif, ou à du pop-rock gentiment neurasthénique. Quelques très rares bons moments viendront cependant ponctuer ce concert, globalement plus pathétique qu’autre chose. Passons. Il parait que c’était pire encore la veille dans la Koepelhal où ils jouaient aussi en tout début de journée…

Have A Nice Life © Visual_Violence

 

Pour se remettre d’attaque après cet ennui mortel, un petit passage éclair par la Hall of Fame s’imposait, histoire d’assister au set des sympathiques clones de Helmet Américains de Wrong, qui, s’ils ont clairement beaucoup trop écouté Page Hamilton et sa troupe (époque Meantime / Strap it On, voire un peu de Betty), proposent quand même une musique assez intéressante sur leurs deux LP en date, et plus encore en concert. Leur metal / hardcore alternatif anguleux et accidenté, tendu comme une corde d’arbalète, poussé par un chant viril, se prête à merveille à l’exercice du passage intimiste et chaleureux (très chaleureux même, il doit faire 30°C là-dedans alors qu’il fait 12 dehors) de la petite salle bondée, d’autant que le son est véritablement excellent. Motivé, content d’être à et plutôt ravi de l’accueil qui lui est fait, le quatuor délivre beigne sur gnon et claque sur gifle : « More Like », « Errordome », « Turn In », « Feel Great », « Culminate, « Zero Cool » et tant d’autres, presque toute leur discographie en réalité, y passent (c’est l’avantage quand tu as cinquante minutes de set et des morceaux de 2 minutes 30 en moyenne). Bref, un très bon moment après l’ennui mortel de Have A Boring Nice Life.

Avec tout ça, le temps de s’extirper de la Hall of Fame qui se vide aussi lentement qu’elle se remplit vite et de rejoindre la Mainstage, on rate le début de Daughters, et on ne verra donc pas le groupe jouer l’incroyable « Satan in the Wait ». Cela n’empêche pas d’être tout de suite jeté dans le bain d’une performance encore assez impressionnante de la part des Américains, qui ont réellement pris une tout autre dimension depuis la sortie de You Won’t Get What You Want (leur premier album depuis le sans-titre de 2011, faut-il le rappeler). On le sait, il n’y a pas grand-chose à jeter dans leur discographie, depuis leurs débuts mathcore hystériques jusqu’au post-punk complètement dégommé et inclassable de leur dernier album, qui leur a ouvert nombre de portes dont celle de la Mainstage du Roadburn. Sur le concert en lui-même, pas grand-chose à dire ou à redire : le son est exceptionnel, le groupe concentré, sauf Alexis S Marshall, qui comme à son habitude n’est concentré que sur le fait de faire absolument n’importe quoi sur scène. Si vous avez déjà vu Daughters, vous savez que le bonhomme est quelque peu habité, voire dérangé ou secoué, et ce concert ne fera pas exception : le bon Marshall se fait vomir, se fracasse son micro contre la poitrine puis le front, jusqu’au sang, faits des collines avec les retours et monte dessus pour chanter, court partout, saute dans le public, chante dans le public, rampe, convulse, danse comme un Dennis Lynxzen fracassé, démoniaque et sous crack, bref : il en file à tout le monde pour son pognon et permet au reste du groupe de passer un concert pépouze, planqué dans l’ombre en mode autoroute pendant qu’il attire toute l’attention. Impressionnant, mais on n’est pas bien certains qu’il fasse long feu à ce rythme-là. Sinon, le concert, faisant évidemment la part belle au dernier LP (sauf erreur, huit morceaux joués, soit 80% de l’album), était cool. Décidément une belle année pour Daughters.

Daughters © Visual_Violence

 

Une petite pause plus tard, nous revoilà idéalement postés devant la Mainstage (plein centre à, allez, 4 mètres de la scène) pour voir, enfin, un « vrai » concert de Thou. Quelque part, il était temps. Le set acoustique de jeudi était une chouette entrée en matière, mais dont on ne gardera pas forcément un souvenir impérissable (c’est clairement l’exercice dans le groupe lequel fut le moins à l’aise et c’est bien normal), celui de vendredi avec Emma Ruth Rundle était fantastique et avait placé la barre très haut, celui de reprises des Misfits de samedi était, en soi, une demi-heure de folie pure et un des meilleurs moments du festival, mais il n’a pas permis de voir le groupe jouer des reprises plus variées. On n’était donc pas mécontents, en ce dernier jour, de retrouver Thou pour les voir enfin jouer du Thou, sans invités, collaborations, reprises ou fioritures particulières. Particulièrement à la cool après ces quatre jours passés au Roadburn en résidence, le groupe prend possession des lieux et, sans surprise, met une branlée à la Mainstage. Le son est insensé, ultra massif et pourtant d’une limpidité cristalline, le groupe est évidemment parfaitement en place, et si de tout devant on n’entend pas toujours bien les cris acides et ponce-oreilles de Bryan Funck, cela n’atteint en rien la qualité d’exécution de l’ensemble (et on nous a dit après le concert que partout ailleurs dans la salle, on l’entendait très bien). Sans surprise non plus, puisque c’était annoncé, le groupe joue plus ou moins (plutôt moins) la moitié de Magus : « In the Kingdom of Meaning », et évidemment le tiercé gagnant de ce dernier album : « Sovereign Self », « The Changeling Prince » et « Transcending Dualities ». Le reste de la setlist sera, sauf erreur, uniquement composé de deux morceaux issus de Heathen, l’album ayant précédé Magus (le groupe avait annoncé un quatrième concert orienté « Magus-era », il n’a pas menti), « Immorality Dictates » et « Into the Marshlands ». Bien entendu, cinquante minutes, on se dit que c’est trop peu, et que vu la profondeur de son catalogue, le groupe aurait bien pu nous rajouter trois-quatre morceaux issus de Summit ou Tyrant, et jouer 1h15 ou 30. Mais à y bien regarder, après trois concerts de Thou en trois jours, c’eut été de la gourmandise. Bref, cinquante minutes c’était bien assez, elles passent en un clin d’œil, et malheureusement c’en est déjà fini pour Thou de cette résidence au Roadburn 2019, et on se sent vraiment heureux et chanceux de n’en avoir rien loupé. Rappel pour les retardataires : ils passent à Paris en août.

Thou

 

Après une telle démonstration d’amplitude, confiné dans la Green Room, l’infernal death metal d’Ulcerate parait encore plus monstrueux et étouffant qu’au naturel. Repoussant les limites de la technicité en la matière, ces Néo-Zélandais, à l’instar de leurs voisins australiens de Portal ou des Américains de Gorguts, mériteraient une nouvelle appellation du type ingé-death tellement ils emportent leur brutal tech-death à un niveau (d’études) supérieur, jusqu’à un point de complexité tel qu’il faudrait désormais renommer le genre. L’exploit réside également dans le fait de rester intense, fluide et digeste alors que leurs enchevêtrements architecturaux alambiqués peuvent s’ériger sur des morceaux qui avoisinent les huit minutes. Que les plus sceptiques aillent jeter une oreille ou deux sur l’ahurissant « Clutching Revulsion » pour définitivement s’en convaincre.

Il fallait bien cela pour se préparer au grand moment de cette journée, voire du festival : si rare dans nos contrées (à notre connaissance, c’est seulement leur deuxième tournée européenne en près de 20 ans) pour cause d’existence chaotique et compliquée au vu des agendas respectifs et rarement accordés de chacun de ses membres, Old Man Gloom représentait forcément un immanquable, un temps fort attendu, dans le déroulé de cette journée et de cette édition 2019. Surtout avec le souvenir de leur excellente prestation sur cette même Mainstage en 2014. Oui, mais voilà, depuis ce jour béni des dieux, le line-up n’est plus le même. Caleb Scofield, bassiste et beugleur en chef, est mort l’an passé. Son décès a d’ailleurs sûrement quelque chose à voir avec cette tournée européenne commune avec Cave In, dont il était aussi le bassiste (cf. le concert donné ici même en son honneur par Stephen Brodsky et Adam McGrath l’an passé). C’est donc Nate Newton de Converge qui le remplace dans Cave In, et Brodsky qui s’en charge dans Old Man Gloom. Comme Nate hier avec Cave In, c’est Brodsky qui occupe aujourd’hui le devant de la scène, au centre, en lieu et place de feu Caleb, gros challenge. Il ne chantera pourtant pas beaucoup, Nate non plus, laissant la majeure partie des lignes de chant à Aaron Turner, ce qui constitue déjà une grosse déception (même si Turner avait retrouvé sa grosse voix comme dans Sumac ou aux débuts d’Isis), le chœur gras, dense et dru de ses trois voix à l’unisson ou celles-ci se répondant les unes aux autres étant un des atouts majeurs de ce qui faisait la magie d’OMG… Deuxième déception, une setlist moins intense qu’en 2014, avec de nombreux morceaux tirés de The Ape of God et No, pas mauvais en soi, mais qui laissent donc la part belle à Turner (« Burden », « Common Species », « To Carry the Flame », seul morceau où Nate a pu exprimer sa colère). Outre un petit nouveau totalement inconnu (un album serait en préparation), les meilleurs titres joués ce soir étaient le quasi instrumental et très planant « Simia Dei » et ceux tirés de Christmas, à savoir le merveilleux et cérémonial « Gift » (où Brodsky assurera plutôt bien les gueulantes de Caleb), ainsi que le plus brutal mais brillamment groovy « Sleeping with Snakes ».

Old Man Gloom © Visual_Violence

 

À notre grand dam, aucun titre des premiers albums (Meditations In B, les Seminar) ne viendra s’immiscer dans la setlist. Point de « Zozobra » (le morceau fleuve dantesque du Seminar III) donc, mais Zozobra quand même, puisque le concert se conclut par cinq morceaux de Zozobra le groupe, side project monté par Caleb en 2006 en compagnie d’Adam McGrath (guitariste de Cave In) et Santos Montano, batteur d’Old Man Gloom. Un sacré bordel consanguin ?! Encore plus quand on sait que Old Man Gloom est l’autre nom du Zozobra, sorte d’ancêtre du Burning Man ou de descendant du Wicker Man, fêté puis dévoré par les flammes chaque année à Santa Fe (hometown du groupe et de Hydra Head à leurs débuts) depuis 1924 pour célébrer la reconquête de la ville par les Espagnols en 1712 (après la révolte des Pueblos en 1680). Terminer ce concert par un hommage à Caleb est évidemment une excellente idée, surtout que Zozobra était un sacré bon groupe et que ces cinq titres valent leur pesant de décibels. La mauvaise sera d’inviter Jacob Bannon à tenter d’en interpréter deux, ses glapissements de fennec enroué n’ayant aucune chance d’imiter, même de loin, les puissants hurlements d’ursidé de Caleb (on vous laisse imaginer le ridicule sur le pourtant jouissif mais ô combien viril «Emanate »), plus proches d’un stentor à la Sean Ingram de Coalesce. Pour rester en famille bostonienne Hydra Head / Tortuga, on aurait quand même mieux vu s’y coller le grand Jonah Jenkins (Milligram, Only Living Witness, Raw Radar War…) par exemple, histoire de rendre à la fois hommage et justice à Caleb Scofield. M’enfin, ne soyons pas trop bégueules. C’est Aaron Turner qui se chargera des deux autres et Brodsky de conclure en chant clair sur « A Distant Star Fade » (dont on s’est d’ailleurs toujours demandé si ce n’était pas lui qui la chantait sur album tant la voix de Caleb en chant clair ressemble à la sienne).

Old Man Gloom © Visual_Violence

 

Que dire ensuite de ce second concert de Sleep du week-end ? Qu’il était encore meilleur que celui de la veille ? Que ce prologue entre Houston et la lune d’une bonne demi-heure est vraiment une super idée de warm up pour Sleep ? Que le son était encore plus chaud, fuzzy et crunchy ? Que Matt Pike était encore plus grandiose ? Que Al Cisneros ressemblait à s’y méprendre à un croisement entre Jay Mascis et Franklin la Tortue ? Que la désaffection de Chris Hakius a décidément moins affecté Sleep que Om ? Que Jason Roeder rend la transe encore plus implacable ? Peut-être un peu tout ça. En résumé, leur set du jour se concentrait sur leur nouvel et fabuleux album The Sciences qu’ils joueront en entier et dans l’ordre, avec des versions étirées, notamment des déjà bien connus en live « Sonic Titan » et « Antarticans Thawed ». Mais, avec deux heures de libre sur la Mainstage, les trois Californiens auront aussi largement le temps de glisser le copieux « Leagues Beneath », très bon single complémentaire sorti quelques mois après l’album, avant de finir sur deux séquelles de la veille, les classiques « Holy Mountain » et « Dragonaut », ainsi que quelques bribes de « Dopesmoker » (la partie finale dénommée « Cultivator » pour les plus curieux/pointilleux/cultivés) en outro/jam/remplissage. Bref, c’était grand, c’était beau, mais un poil long. Quatre heures de Sleep en moins de 24h, ça se digère lentement.

Sleep © Visual_Violence

 

Pour conclure cette édition en beauté, on avait deux options : s’offrir une redescente tout en douceur dans un bain prog kraut tiède et moite en compagnie des Chicagoans de Cave, ou tenter le coup d’une ultime dose de brutalité, et non des moindres, puisque c’était au trio new-yorkais de brutal black / jazz / expérimental d’Imperial Triumphant que revenait le redoutable honneur d’achever les derniers debout. Devant une Het Patronaat quasi blindée mais sentant tout de même bien la fin de règne (a priori ce sera le dernier concert estampillé Roadburn dans cette salle, celle-ci devant être « décommandée » et remplacée par une autre, sans doute plus festivalier-friendly), le metal extrême aussi grandiloquent que décadent du trio était finalement une belle façon de conclure. Accompagné pour l’occasion d’une trompettiste, le groupe brutalise la Het Patronaat avec une violence insensée, une folie malsaine et une précision diaboliques. Drapés dans leurs immenses capes cérémoniales noires et coiffés de leurs trois masques d’or aussi sublimes que solennels, les trois musiciens n’échangent aucun mot avec le public, se contentant de le pilonner avec, en très grande majorité, des morceaux de leur déliquescent dernier album, Vile Luxury. On subit donc « Swarming Opulence » ou « Gotham Luxe » en ployant l’échine, avant de s’emballer aux premières notes de l’infernale « Lower World » (rythmiquement, quel putain de morceau  – sachez que leur batteur est un vrai tueur, il joue à la fois dans des groupes de jazz, avec John Zorn notamment, mais aussi dans des groupes de death et de black donc, cf. interview à paraitre dans notre numéro 50) ou de se laisser hypnotiser par la boueuse « Chernobyl Blues ». Vénéneux, exigeant, et intense en tout instant : il fallait au moins ça pour clore en apothéose de violence cette fabuleuse édition 2019 du Roadburn.

Imperial Triumphant © Paul Verhagen

 

 

 JEUDI VENDREDI SAMEDI

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