[Report] Primavera Sound 2022

(c) Dani Canto

 

Fan de pop ? Pas fan de pop ? Primavera Sound 2022 wants you! Et on vous en donne un aperçu. 

Comme moi, vous n’aimez pas vraiment la pop. Et pourtant, au cœur du plus gros festival du genre, Primavera Sound, dans son étape originelle barcelonaise, la programmation réserve toujours à l’amateur de musiques de traverse et de sonorités plus croustillantes de multiples échappatoires pour rendre l’expérience palpitante. Une fois dans les lieux, l’immense Parc Del Forum de Barcelone, rivé sur la côte de la capitale catalane, entre les plages du centre-ville et les cheminées d’usines thermiques, l’impression peut être un peu dissuasive au départ. On s’imagine parfois être englué dans un gigantesque club à ciel ouvert de la Costa Brava, avec sa marée de touristes (pardon, festivaliers…) britanniques en plein transfert de masse. Mais, les 14 scènes de cette manifestation tentaculaire vous enserrent rapidement dans leur démesure globale, à l’image de l’énorme portant en béton qui trône comme une statue de Calder au sommet de la plus haute passerelle du site.  

Einstürzende Neubauten (c) Sergio Albert

Pendant deux week-ends, Primavera Sound 2022 se met au diapason de cet environnement brutaliste et dispense un plateau retentissant où les combinaisons de style fonctionnent plutôt bien. Bien sûr, quelques gros noms tiennent le haut du pavé. DJ shadow, Tyler The Creato et Gorillaz déferlent sur les plus grandes scènes, au côté des nouvelles divas pop, comme Angèle ou Charli XCX. On s’y arrête avec plaisir pour voir le toujours vert Beck prendre ses postures laid-back, constater que Pavement a pris un petit coup de vieux, et redécouvrir Caribou sous les atours les plus indietronica de son dernier album, Suddenly. On y apprécie particulièrement la prestation d’un Nick Cave en grande forme, dont le set avec ses fidèles Bad Seeds revisite les classiques, des anciens « Mercy Seat » et « From Here To Eternity » au plus gospel « Get ready For Love ». Toujours plus apaisé, avec un Blixa Bargeld aux allures de conteur, Einstürzende Neubauten n’utilise désormais plus qu’un caddie et quelques chaînes pour ébranler son instrumentarium. Mais la densité grave et altière des pièces, calmes et tendues compensent l’effacement de la radicalité passée. « Nagorny Karabach », « Alles In Allem », et surtout le fataliste « How Did I Die ? » évoquent cette intériorité mélodique plus souple et pénétrante qui anime aujourd’hui la formation berlinoise.

Nick Cave And The Bad Seeds (c) Sergio Albert

Autres cadors des années 80, The Jesus & Mary Chain s’affairent sur la scène Binance. Moins engourdis qu’au Bataclan il y a quelques mois, ils peinent néanmoins à rameuter du monde, leur concert étant coincé entre celui des Strokes et du nouveau projet de Thom Yorke, The Smile, avec le batteur de Sons Of Kemet. Toujours sympathique d’entendre « Just Like Honey » ânonné dans son oreille, mais où est passé le mur du son des frères Reid ?  On se régale beaucoup plus du concert de Bauhaus, revenu du diable vauvert ces dernières années. Reptilien avec le bassiste David J, plus cogneur avec son frère de batteur Kevin Haskins, chaotique avec Daniel Ash aux guitares, et théâtral mais sans excès avec un Peter Murphy toujours très Shakespearien, Bauhaus sort le grand jeu sans s’enfermer dans la caricature gothique. « Rose Garden », « Flat Field », « Kick In The Eye », et bien sûr « Bela Lugosi’s Dead » se succèdent avec manière, jusqu’à ce que l’hymne « Ziggy Stardust » ne finisse d’auréoler ces légendes de l’ombre tutélaire de David Bowie, grande inspiration de Peter Murphy devant l’éternel.

Bauhaus (c) Gaelle Beri

King Gizzard & The Wizard Lizard Puissance Cinq ! 

Pour autant, on guette un peu plus d’ardeur électrique et noisy. On en trouve un peu chez Dinosaur Jr., mais la set-list de la bande de Jay Mascis est beaucoup trop prévisible et penche souvent du côté des morceaux les plus calmes. On prend « Start Choppin », « Feel The Pain », « Freak Scene » enchaîné avec « Just Like Heaven », mais on aurait aimé entendre plus de « Sludge » en final. Au moins ne se sont-ils pas totalement assoupis comme Yo La Tengo ou les émollients Mogwai. Même Shellac donne parfois l’impression de ralentir volontairement la cadence de son « Dog & The Pony Show ». La canicule ambiante se ferait-elle sentir ?

Dinosaur Jr. (c) Dani Canto

Heureusement, les invétérés King Gizzard & The Lizard Wizard sont là pour battre le rappel. Si leur premier concert sur la scène Binance fait la part belle aux sonorités soul-funk de leur dernier album, Omnium Gatherum, avec les 18 minutes de « The Dripping Tap » et les harmonies épiques de « Magenta Mountain », la troupe de Melbourne explore bien d’autres facettes au cours des quatre concerts suivants, dont trois donnés dans plusieurs club et salles de concerts de la ville (dans le cadre de Primavera A La Ciutat, qui remplit l’agenda entre les deux week-ends). Le concert au Razzmatazz s’avère des plus tonitruants, en convoquant l’esprit des arabesques électriques de « Rattlesnake ».  Même énergie, mais plus constante de la part de Lightning Bolt, dont la free-noise fait d’abord tanguer la scène Ouigo de nos petits trains bleus, avant de démonter la scène toute en hauteur du club Boveda de Barcelone.

King Gizzard And The Lizard Wizard (c) Sergio Albert

Heureusement aussi, la nouvelle génération post-punk d’Outre-Manche débarque en force sur la croisette barcelonaise, dans le sillage de ses nouveaux mentors, les Irlandais de Fontaines DC et les Londoniens d’IDLES ou de Squid. Les bonnes révélations proviennent à cet effet des jeunes couteaux de Shame, particulièrement à l’aise, et des impressionnants Black Midi, de plus en plus à cheval entre post-punk et post-jazz. Bonne performance également de The Murder Capital, aux univers sonores plus sombres et proches de la spectralité de Cure ou Joy Division.

Les cousins d’Amérique se défendent aussi un peu, avec un DIIV au songwriting imparable, et surtout la déferlante techno-noise du combo de New Orleans, Special Interest, emmené sur les chapeaux de roue par la forcenée vocaliste Alli Logout, activiste black queer, cinéaste avertie (Lucid Noon, Sunset Blush, fiction sur l’industrie du sexe gay), et dont la rondeur des formes ne l’empêche d’arpenter avec vélocité les quatre coins de la scène. « We Hate Being Gay! », clame-t-elle pour confirmer que ce n’est pas de la provoc’ en toc là, et que non, Primavera Sound, ce n’est pas que la pop arty et bucolique de Tame Impala ou Black Country, New Road, ni les rêveries psyché de Beach House ou Warpaint.

Tropical Fuck Storm (c) Dani Canto

La preuve que ça peut même faire feu de tout bois réside dans l’invitation lancée à quelques groupes plus énervés (non, je ne parle pas de Jawbox, aussi mou sur scène que sur disque). La virulence larvée, parfois très lancinante, de Tropical Fuck Storm se révèle ainsi plutôt convaincante, tout comme la pop/hardcore ultra-débridée et sauvage de The Armed, qui n’a rien à envier à celle de Turnstile. Les inflexions métalliques sont même de mises, derrière les structures seventies bien pesantes de Circle (en collaboration avec Richard Dawson), ainsi qu’avec Ghaal’s Wyrd, Oranssi Pazuzu, High On Fire, Abbath et même de Napalm Death. Certes, voir et entendre Barney hurler ses habituelles diatribes contre la société de consommation au milieu de scènes fleurant les bonnes marques d’entreprise (le train Ouigo, en l’occurrence pour la troupe de Birmingham) pouvait laisser songeur. Mais, après tout chanter « Nazi Punks Fuck Off » aujourd’hui est un produit d’appel comme un autre. Pour entendre un son de cloche métallisé différent, c’est donc du côté des Indonésiens de Senyawa qu’il faut se tourner. Un métal tribal, sans guitares mais perclus de percussions, de cordes frappées et d’étranges mimiques vocales trad/expé qui donnent enfin l’occasion de s’affranchir (tout comme l’expérience de cobla/noise des locaux de Za !) du formalisme rock.

Napalm Death (c) Eric Pamies

Échappées denses

Comme nous l’annonce Boy Harsher, en prévenant son auditoire qu’ils jouent de la dance music (comprendre « il faut danser, bande de soiffards anglais ! »), la musique électronique dispose de toute sa place au Primavera Sound, la principale même après 3h du matin où elle envahit quasiment toutes les scènes restantes, hormis la décevante car impossible d’accès, scène Boiler Room – il faut dire qu’avec ses faux-airs de soucoupe volante amarrée à quai, elle a été prise d’assaut et victime d’un succès bordélique lors de la première soirée. La bonne surprise est l’excellent NTS club, enfoncé dans un parking souterrain et largement perméable aux sons les plus trafiqués : doom/trance avec VTSS, ghetto tech polyrythmique avec la Française Crystallmess, dark drum’n’ bass avec Lcy. Dans cet écrin de noirceur, c’est le live disruptif de Vladislav Delay qui marque les esprits avec son mélange de fréquences spectrales glitchées et de beats étouffés et toxiques.

Lightning Bolt (c) Dani Canto

Ailleurs, les stages sont surtout l’occasion de guincher dans un esprit proche du cousin Sónar, même si Squarepusher et surtout Stingray assènent des postulats IDM moins grand public dans leur live sur l’excentrée scène Tous.  Ben Ufo, Jeff Mills, et David P donnent des faux-airs de terrasse du Space d’Ibiza à un festival qui n’a plus dès lors grand-chose de pop. On en profite pour découvrir quelques projets plus excentriques et déjantés comme l’amusante performance cyborg-dance de l’Espagnol Dorian Electra, personnage mélangeant Albator et Edward Aux Mains D’Argent dans un numéro d’imitation mimétique de Britney Spears. Ou le dubstep gothique un peu too-much du duo russe Ic3peak, sorte de version slave et lyrique de Kap Bambino.

Jawbox (c) Christian Bertrand

Pour changer résolument d’atmosphère, les concerts du premier week-end dans l’auditorium tout proche, sont un must incontestable. Les bonnes découvertes locales comme la pop expérimentale en catalan de Marina Herlop y alternent avec des formations majeures comme Low, dont le set s’avère un bon résumé de cet esprit sonique à la fois mélodique et hypnotique qui excelle sur Hey You. Avec l’annulation de Bikini Kill, Kim Gordon et son groupe de filles se retrouve presque propulsée en caution riot grrrl du festival, mais le costume ne convient sans doute pas à l’ancienne bassiste de Sonic Youth. Avec ces derniers, elle n’a jamais été une véritable leader de scène, et son implication tenait surtout à sa complémentarité avec le plus démonstratif Thurston Moore et Lee Ranaldo. Sur l’immense scène de l’Auditorium, on la sent un peu perdue, isolée au rang de seule icône parmi des musiciennes bien trop sages. Musicalement, on flirte avec le plagiat du New York 70’s : un peu de Suicide, de Richard Hell, du DNA pour pervertir le tout en surface et en fond quelques images en travelling voiture d’un NYC pris dans son jus. Le public, jeune et conquis d’avance, s’en aperçoit à peine, trop occupé à lever les bras pour prendre la photo qui tue. Ah, elle est bien loin la Death Valley 69.

Abbath (c) Christian Bertrand

Au final, le meilleur concert sera celui qu’on ne peut pas voir. Éteignant toutes les lumières de la salle, comme à leur habitude depuis quelques années, le duo de Sheffield Autechre nous transporte bien loin de tout espace identifié avec une nouvelle formulation abstract/IDM de son univers musical algorithmique et cosmique. A l’image de leurs meilleures séries radiophoniques des NTS Sessions, leur live Barcelona 2022 se veut un assemblage alchimique de sons improvisés, alternant entre musique acousmatique, dark-ambient et intelligent techno déviante. De quoi s’accorder une ultime parenthèse d’anti-matière pop au cœur même de sa fission.

(c) Dani Canto

Laurent Catala