Amateurs de musiques filant tous azimuts – acoustiques, électriques, électroniques, mais toujours en mode expérimentations brutes et explorations paysagères pittoresques – le festival Baignade Sauvage impose au cours de son déroulé aquatique la nature intensément éclectique des méandres de sa programmation… et de son site !
Depuis quelques années, le festival Baignade Sauvage, ex-Baignade Interdite, s’est installé sur les bords du Tarn, offrant un modus operandi aussi itinérant qu’une programmation sans œillères à un public fidèle et presque étonnamment nombreux pour ses affiches toujours aussi singulières. Après les piscines de Rivière, c’est sur le site étonnant d’Ambialet qu’il a posé ses valises aux multiples contenus. Musiques acoustiques, électriques, électroniques, aux consonances jazz, IDM, folk, rock, contemporaines, aux ramifications free, improvisées, radicales, psychédéliques, voire sacrées : Baignade Sauvage cultive le sens du bigarré et de l’impromptu. Et les méandres de ses plateaux sonores épousent parfaitement le caractère tortueux du petit village du Ségala, niché dans un méandre du Tarn dont il verrouille l’accès depuis le rocher qui lui sert d’ancrage. Presque naturellement, les lieux patrimoniaux d’Ambialet et de ses environs font office de scènes. Comme le cloître du Prieuré dominant le décor, où se produisent les dadaïstes bruiteurs Plastron Kapok (Jean-François Vraud et Frédéric Le Junter), et l’église du XIe siècle du même édifice, où la guitariste britannique Gwenifer Raymond entoure ses techniques éprouvées de fingerpicking d’un halo mystique. L’église voisine de La Condomine accueille également quelques concerts intrigants, comme les curieuses incantations médiévalo-synthétiques de Heinali et Adriana Yaroslava-Saïenko, croisement entre le chant de Dead Can Dance et le minimalisme électronique d’Éliane Radigue en mode rites ukrainiens. Mais d’autres espaces pittoresques s’y collent aussi : la cour de la centrale hydroélectrique, bâtie à l’endroit le plus étroit de l’isthme rocheux ; un ancien tunnel de voie ferrée désaffectée servant de cadre à la performance du batteur Laurent Paris ; ou les berges de la rivière, qui accueillent le saxophoniste berlinois Julius Gabriel, tandis que la relecture des codes de la musique traditionnelle égyptienne de The Handover s’agite à quelques mètres sous les arbres.
Percussif, le gamelan
Il est intéressant de noter ces influences orientales, voyageuses comme le festival, qui se glissent dans son alchimie. Avec son projet one-man-band So-Lo-Lo #3, le guitariste Thibault Florent, par ailleurs membre du groupe rock DIY hypnotique Mange-Ferraille, confronte sa guitare préparée à un univers d’extraction métallisée gamelan. Aidé de son orchestre de petits objets percussifs, il confectionne un séduisant tissage auditif, qui rappelle qu’il fait aussi partie de l’ensemble musical du batteur Will Guthrie creusant la musicalité de ce clinquant style multicentenaire indonésien.
Originaire de Pau, le duo Trucs s’inspire également des rythmes de Java pour colorer son instrumentarium de percussions, où les rangées de cloches évoquent les pâturages tout proches. Frottés à l’archet ou martelés, leurs supports résonants de fonte et de peaux s’accordent opportunément aux moutures transhumantes de l’électronique et aux jeux de l’amplification pour créer une transe champêtre improbable. Car dans la nasse de Baignade Sauvage, tout est affaire d’entrecroisement. Et les musiques ancestrales locales des marges occitanes viennent y ajouter leur grain de sel. Les ritournelles traditionnelles auvergnates sont ainsi passées au crible des déstructurations math/rock, voire electro-math rock, de l’équipage Dordogne. Conservant les sonorités grêles des deux banjos et le son ronflant du violoncelle gratouillé comme une guitare, le trio poursuit à sa manière la transposition mutante des sonorités folkloriques du Centre-France initiées par le collectif La Nòvia ou La Tène. Le contraste avec leur approche iconoclaste, saturée et fuzz, en donne une vision très différente, mais toujours aussi entraînante pour le spectateur.
Barrée et glitch, l’électro
Dans ce bal des fous, particulièrement bien encanaillé par les mascarades répétées et grimées de la compagnie de rue toulousaine Titanos, les musiques électroniques ne sont pas en reste. Avec leur ping-pong de weird beats et autres back-to-back analogiques de jungle/baile funk/acidcore/dubstep industriel balancé en tranche dancehall/bass music de free-party éclatée, le duo OD Bongo (Somaticae + C_C) demeure une expérience live electronics sémillante. Avec eux, l’usine hydroélectrique aux eaux rageuses libère quelques watts de fréquences supplémentaires et électrise un auditoire ceinturant au plus près le tandem, imperturbablement rivé à ses machines et autres oscillateurs. L’électrocution auditive n’est pas loin non plus, mais dispensée de façon beaucoup plus hachée et saccadée, du côté de la scène Embarcadère où Simon Henocq, membre du collectif de musiques expérimentales Coax, présente son projet We Use Cookies – un album vient tout juste de sortir chez Carton Records. Habitué aux scènes hybrides avec son groupe techno-rock de référence Parquet, le musicien parisien instille un mélange de frustration voulue et de jubilation industrieuse choisie (pour fans de labels comme Mille Plateaux ou Ant-Zen) avec sa prestation sous haute tension morcelée. Des brèches fragmentées de glitch-techno se heurtent à des profusions soudaines plus bavardes de rhythmic-noise. Et le ton alterne entre elliptique, extatique et électrostatique, tout en gagnant progressivement en densité.
Chelou, le rock in opposition
Dans cet espace contraint par la géographie et le son qu’est Baignade Sauvage, le rock se fait lui aussi un peu glitch par instants, pour parfaire l’habillage sonique d’un parterre de projets invités très marqué par les expérimentations du courant Rock In Opposition. Les Suisses de Sc’ööf introduisent ainsi quelques effets spiralés/trafiqués d’environnement MAX-MSP dans leur avant-rock arty, jazzy et brut, révélant autant les structures aventureuses de Tim Hodgkinson/Henry Cow ou Thinking Plague que les parasitages d’Oval. Leur grande flexibilité rythmique permet également au trio laptop/batterie + saxophone + guitare d’accrocher par moments des bribes de plans krautrock plus durables, qui se greffent curieusement à leur salmigondis musical discontinu, rappelant le concert tout aussi ubuesque la veille de la jeune formation française Frantx.
On apprécie dans ce domaine la part donnée aux groupes féminins. L’ADN synth-punk/cold-wave lo-fi des Allemandes de Maraudeur se marie donc bien aux aspirations rock défricheur du festival, en contorsionnant ses morceaux autour d’ambiances Tuxedomoon cuisinées à une sauce Riot Grrrl adoucie. Encore plus réussie, la performance des Danoises de Selvhenter assume son côté plus exploratoire, articulant la verve noueuse d’un duo de cuivres (trombone et saxophone) et d’un duo de batterie. Quelque part entre les fresques ambient-jazz de Jon Hassell et le rock avant-gardiste expérimental et tribal de This Heat, leurs pièces aux polyrythmies tricotées et aux humeurs cinématographiques végétatives font mouche. En bonus, les touches free rock qui se dégagent du dialogue complémentaire des deux batteries créent des émulsions trance rock prêtant le flanc à des dérives noise – en particulier quand les sonorités du trombone amplifié se font plus rêches et tendues – réellement convaincantes.
Pas oublié, le noise rock
Le noise rock n’est d’ailleurs pas non plus oublié dans ce parcours à la fois nonchalant et chaotique, aussi zigzagant que le ballet des kayaks fondant sur le Tarn en contrebas. Dans le sillage de Wasteland: What Ails Our People Is Clear, leur premier album de 2021, et en attendant la sortie de Third Time At The Beach, prochainement sur AD93, le label de Moin, les Bristoliens de Lice démontrent la bonne santé de la facette la plus versatile de la nouvelle scène post-punk anglaise, incarnée par les Squid, Geordie Greep/Black Midi ou Snapped Ankles. Porté par un trio basse-guitare-batterie augmenté d’une violoniste/préposée aux machines scellant la dimension expérimentale de leur musique, Lice conserve tous les atours d’une formation rock-noise déjantée, même si elle gonfle sa besace d’aspérités électroniques et de chausse-trappes harmoniques ou stylistiques. Le remuant – et amateur d’autotune – vocaliste Alistair Shuttleworth s’échine à cornaquer le public en ce sens, le guidant, assez maladroitement d’ailleurs, vers d’audacieux wall of death et circle pit pour fêter le 200e show (et le premier headline dixit ce dernier) de leur carrière. Des efforts répétés qui finissent pourtant par payer auprès de l’assistance bon enfant – en particulier la personne qui se propose à balader le chanteur sur ses épaules – quand un pogo croquignolesque s’ébroue sur le revigorant « Conveyor ». Un prélude paroxysmique au long final en larsen sur le mur d’amplis en façade que le groupe guide depuis l’arrière de la scène.
Prémunir ses arrières, c’est bien tout ce dont se fout le duo guitare/batterie prioritairement instrumental Sodom & Sagesse. Ses dignes représentants d’une filière tourangelle déjà animée par Thibault Florent se revendiquent de l’esprit défricheur de leurs compatriotes de Pneu et Rubin Steiner, mais c’est bien évidemment l’ombre de Lightning Bolt qui plane tout au long du concert de ces deux membres de l’excellent (autre projet tourangeau) Mossaï Mossaï. Pour le coup, la frénésie du duo américain se complète chez l’équipage d’Indre-et-Loire d’une inspiration plus technophile – même si Jean-Loup Dutoit, le batteur, regrette quelques problèmes de son sur son trigger de batterie – que vient encore booster l’utilisation éparse mais amusante du vocoder par le guitariste Philémon Tranchant. Une performance intense qui symbolise à elle seule la force touche-à-tout éruptive de Baignade Sauvage, et lui permet de retomber sur les pattes du sens premier de son nom sans se noyer dans le superflu.
Laurent Catala






