Post-rock, post-metal, mais aussi toujours à la marge post-shoegaze et post-black, le AMFest de Barcelone est en train de se faire un nom dans la masse des festivals urbains se déployant autour des musiques les plus actuelles. Pourtant, le site qui accueille son édition 2022 – la plus ambitieuse à ce jour – ne paye pas de mine. La Farga de L’Hospitalet, dans la banlieue sud-ouest de la ville, s’apparente en effet à une sorte de gigantesque foodcourt de centre commercial, dénué de toute aspérité et spécificité esthétique, plus apte à accueillir un salon du livre ou une foire d’art contemporain qu’un festival de musiques extrêmes. Dans ces conditions, parvenir à monter trois scènes de cet acabit, tient de la véritable gageure. Pari réussi sur ce point avec un son optimal sur chaque stage, et une rotation efficace que l’on pouvait presque suivre en tournant sur soi-même tant l’horizontalité du lieu donnait l’impression d’être cerné par chacune d’entre elles.
Bien entendu, c’est l’affiche de ce AMFest 2022 qui le rend avant tout incontournable. Avec cette nette impression que les choix de programmation ont prioritairement été établis pour croiser une multitude d’artistes et de formations dont le point commun réside dans la volonté de dépasser les limites de genre, tout en collant à un canevas majoritairement harmonique.
Bonne pioche supplémentaire, les artistes femmes se faisaient une large place au milieu des hostilités. Armée de son looper, de sa guitare, de sa caisse claire et de sa voix d’alto incandescente, l’Italienne Lili Refrain aux allures de Siouxsie revisitée se rappelle aux bons souvenirs de ceux qui ont pu assister à son excellent live au Hellfest. Plus sur la réserve et rivée à une tonalité folk mélancolique non dénuée de secousses électriques, l’Anglaise A.A. Williams transcende, telle une Nico brune en mode Forever Blues, les émanations emplies de spleen tortueux de ses albums studios. L’ambition scénique est davantage de mise du côté d’Anna von Hausswolff. La suédoise maîtrise dorénavant bien mieux ses impulsions vocales et donne parfaitement le tempo à son groupe, flirtant toujours un peu plus avec le pluralisme sensuel du Portishead de Beth Gibbons, sa touche de nervosité en plus, tout en gardant ce touché vocal digne de Kate Bush. Les variations telluriques et spatiales qu’elle arrive à donner à un titre comme « All Thoughts Fly » s’avèrent ainsi désormais pleinement convaincantes. Convaincant, ce mot colle aussi totalement à la performance de Lingua Ignota, même si celle-ci se déroule dans un cadre plus feutré, comme en témoigne sa tenue vestimentaire vertement vaporeuse et ce décor à la fois sobre et tortueux, mêlant piano à queue et tubes à néons. Sans excès, mais avec une prestance dramatique évoquant la figure tutélaire d’une Diamanda Galas sensibilisée aux techniques du growl, l’artiste américaine dévoile avec une classe évidente l’étendue de ses possibilités mélodiques et spectrales. Des titres comme « I Who Bend The Tall Grasses » ou « The Solitary Bethren of Ephrata » résonnent ainsi longtemps dans l’espace après s’être achevé tant leur majestuosité vibrionne dans les sillons de la direction plus néoclassique de son Sinner Get Ready.
En dépit de ces premières apparences, le AMFest laisse également une grande place aux incartades électriques. Black/sludge, postblack et post-hardcore trouvaient ainsi matière à s’exprimer, avec notamment la très bonne prestation des Lyonnais de Celeste, toujours habillés de leur lampe frontale luisant dans la rougeur de leur set-up, des Anglais de Svalbard (en dépit de leurs inflexions « emo » parfois trop manifestes), et celle plus mitigée des Californiens de Deafheaven. Concernant ces derniers, difficile de rester insensible aux affres harmonisées des riffs obliques mutilant le black metal originel de titres comme « Brought To The Water », mais la candeur mélodique excessive d’autres morceaux, comme le cristallin « Great Mass Of Color » tiré du récent Infinite Granit, peut se révéler presque dissuasive. Rassurons-nous en disant que, quitte à faire dans le post-shoegaze, Deafheaven reste toujours préférable aux Belges de Slow Crush, dont le concert s’avère inaudible tellement les pédales reverb y noient toute forme sonore expressive. La bonne tenue du doom/metal cathartique des locaux d’Ikarie fait quant à elle oublier le ratage de la première soirée du festival (avec Oranssi Pazuzu).
Hors cadre métallique protubérant, la nouvelle belle performance des Néerlandais Gggolddd est à retenir. Vu une quinzaine de jours auparavant dans des conditions toute autres lors du festival occitan L’Homme Sauvage, en mode extérieur, nocturne et pluvieux, le groupe emmené par la chanteuse Milena Eva continue de donner toujours plus de substance à son intrigant death rock mêlé de trip-hop et de guitares post-metal noueuses, en particulier sur des morceaux comme « Notes On How To Trust » et le plus dark/electro « Beat By Beat ». Au rayon plus expérimental, bon point pour le groupe du Connecticut Foxtails, dont la dissonance et le sens du décalage scénique fait mouche, mais aussi pour le duo electro-rock norvégien Aiming For Enrike, à la verve bricolée et dansante. Des arguments pour une bonne humeur communicative qui gagne également le concert des Japonaises de Tricot (même si certains tics J-Pop de leur musique ont encore du mal à passer) et les élucubrations noise en mode reprises débridées (de Slint à Rage Against The Machine en passant par King Gizzard) des saltimbanques barcelonais de Za!, déjà bien appréciés lors du récent Primavera Sound. C’est bien simple, ce brassage de styles et la bonhommie générale qui l’accompagne (avec un public particulièrement ouvert à toutes ces incartades) parvient même à faire apprécier le show de Carpenter Brut, pourtant toujours ankylosé de ses drops et autres gimmicks de fake trance, et de son alliage cheap très 80’s de synthés et de guitares, hommage fortuit aux musiques de John Carpenter et Goblin, mais dont la reprise du tube « Maniac » résume finalement très bien la démarche.
Bien entendu, le cœur de chauffe de la programmation demeure l’axe post-metal/post-rock incarné par la présence de trois des formations majeures du genre. Toujours aussi efficaces, mais également – malheureusement – toujours aussi un peu monolithiques, les Suédois de Cult Of Luna déversent avec force leur fiel rituel sur une assistance largement conquise par avance. Les longues tirades « Cold Burn », « The Silver Arc », ou le plus rare « Dim », offrent toujours de denses contre-plongées dans l’univers rampant et vibrant de la formation conduite avec sa poigne habituelle par Johannes Persson. Sur « Blood Upon Stone », ce dernier se hisse même sur les premiers rangs, après avoir franchi la fosse un peu démesurée séparant le public de la grande scène pour canaliser les fluides atmosphériques tendus qui irisent la musique du groupe avec plus de tact. De quoi asseoir encore mieux Cult Of Luna sur son trône. Pour autant, la prestation de Caspian s’avère presque plus vibrante, notamment avec ses charges abruptes de guitares venant soulever la puissance sous-jacente de la troupe instrumentale du Massachussets. Une explosivité naturelle qui vient transporter des pièces à la volatilité souvent légère (« Malacoda », « The Raven », « Rioseco ») vers les triturations noise plus fractales de « Collapser » ou « Arcs Of Command ». En termes de dramaturgie et conduite générale, difficile cependant d’égaler les maîtres Godspeed You! Black Emperor, avec toujours en figure de proue les guitaristes Mike Moya et (le plus en plus discret) Efrim Menuck, et le duo de cordistes contrebasse/violon Thierry Amar et Sophie Trudeau. La formation québécoise excelle toujours dans la dimension narrative et onirique de sa musique, soulignée de ces presque rituelles vidéos projetées de manifestants et de manifestes anticapitalistes, que le mot Hope incrusté à l’image en début de concert traduit en forme de valeur-refuge essentielle. La candeur dépouillée de « Cliffs Gaze », les mélodies tournoyantes de « Job’s Lament » et la tension plus figée de « Bosses Hang » offrent ainsi autant de recueils de lamentations et d’espoirs à une audience captive, jusqu’à l’assaut final bruissant de dix minutes laissant la parole aux seuls instruments livrés à eux-mêmes. Un concert de clôture parfait pour un festival pas loin de l’être lui aussi.
Laurent Catala
J’y étais pour le samedi et le dimanche. De mon point de vue, Concernant Anna Von Hausswolff, je ne serai peut-être pas objectif étant donné que ça fait déjà un moment que c’est mon artiste favorite mais toujours est-il que j’ai adoré ce concert, j’ai rarement ressenti autant de vibrations et de frissons sur un concert. Lingua Ignota était juste captivante et envoûtante et un concert lourd en émotions. Le concert D’A.A. Williams était juste sublime et celui de GY!BE une expérience unique. Maud The Moth fut une très belle découverte. Dans une moindre, j’ai plutôt aussi apprécié ceux d’Ikarie, Slow Crush et Arima.