Entre vieux rockers aguerris (Half Japanese, Wire), jeunes pousses en herbe (Nots) et comètes musicales (Disappears, Tomaga, Last Ex), la onzième édition du BBMix nous a encore mis la larme à l’œil. Pour la dernière fois ?
Lorsque Marie-Pierre Bonniol, une des trois têtes pensantes du festival BBMix (avec Pascal Bouaziz et Jean-Sébastien Nicolet), prend le micro pour évoquer le dernier soir du festival – juste avant l’ultime concert, celui de Wire – la perspective redoutée de sa fin annoncée, alors que son public, la joyeuse « communauté » qu’elle cite avec émotion, occupe de manière anarchique les travées de sièges bien rangés du Carré Belle-Feuille de Boulogne, une drôle d’impression emplit l’espace. Dans cet instantané, digne d’une assemblée générale d’intermittents en grève, à l’humeur à la fois rieuse et émue, des souvenirs musicaux se mêlent pêle-mêle à ses paroles aussi douces que graves. L’incandescence des Swans, faisant sauter la sono, l’humour métallique décalé de Trans AM, les mélodies hantées des Young Marble Giants, tant d’années – onze ! – passées à explorer toutes ces musiques « activistes » se rappellent subitement à nos bons souvenirs.
Des souvenirs que cette édition 2015 du BBMix aura encore contribué à étayer, même si de l’avis de tous, elle a été l’une des plus difficiles à organiser – et à maintenir – dans les circonstances que l’on sait. Pourtant, une fois de plus cette année, cette petite entreprise qui connaît donc elle aussi la crise, aura encore su jouer de ces collisions de sphères musicales mutantes qu’elle se plaît à entrecroiser avec une bienveillance accueillante, sans nul doute liée à son cadre douillet (toujours ces fauteuils, tant décriés mais si confortables pour se laisser aller au simple plaisir de l’écoute).
Inclassables
Pas de folk cette année au programme, juste un peu de noisy-pop pour les amateurs de sensations (relativement) douces, entre la bonne humeur spontanée, mais un peu sage, de Sofia Bolt, et l’inventivité plus prospective, sorte d’incarnation musicale curieuse de Battles sous Lexomil des Québécois du label Constellation de Last Ex. À l’image de ces derniers, la plupart des artistes à l’affiche participent de la même ligne inclassable, même si la tension électrique qui rejaillit avec force de la performance des Américains de Disappears – une des meilleures du festival – rappelle évidemment les lézardes éruptives des Liars ou des Swans, la scansion de Mark E. Smith de The Fall, et les lignes soniques hirsutes de Skull Defekts. Plus insidieux, entre drone-electronics et pop/ambient chamanique, le concert de Chicaloyoh, le projet solo d’Alice Dourlen, s’avère l’un des plus sibyllins du week-end, empli d’une candeur mystique qui évoquerait presque le négatif de l’approche viscérale et rugueuse de Pharmakon par exemple. Plus tribal, celui du duo anglais Tomaga suit les inflexions nerveuses des percussions omniprésentes pour atteindre un degré de psychédélisme hautement addictif et instinctif.
Dans cette visualisation sonore tous azimuts, la préciosité des instrumentations est également de mise, avec la relecture de morceaux de Depeche Mode par Sylvain Chauveau et l’Ensemble Nocturne, faisant suite à la réédition de son projet discographique Down To the Bone, initialement paru il y a dix ans. Même si on n’est pas forcément sensible à une telle expression « pop de chambre » sophistiquée des titres de Martin Gore et de sa bande, on ne peut que tomber sous le charme de ces arrangements subtilement revisités (grâce à l’aide du compositeur Pierre-Yves Macé), particulièrement bien interprétés et chantés par ce musicien, véritable touche-à-tout.
Nots girls
Un degré de précision qui n’était pas particulièrement la règle de mise pour la cohorte de girls band se succédant sur le plateau le samedi soir, qu’il s’agisse des Canadiennes de Moss Lime, plus proches des Shaggs que des Raincoats (mais aussi de Sebadoh, dans leur manière de changer sans arrêt d’instruments entre elles), ou des Niçoises de Thee Dead Clodettes, bien trop approximatives elles aussi pour être pleinement convaincantes – mais il paraît que c’est un genre me dit-on. Heureusement, le changement d’allure apporté par les demoiselles de Memphis des Nots a été des plus bénéfiques ce soir-là. Petites protégées de Ty Segall et jeunes égéries du label Goner, ces presque gamines ont largement de quoi damer le pion à leur mentor. Car voilà un punk vicieux nourri à l’adrénaline électrique de leur guitariste/chanteuse Natalie Hoffmann, remuant et vociférant comme une poupée mécanique, et aux incartades soniques des synthétiseurs d’Alexandra Eastburn, aussi vrombissants que ceux d’Ann Shenton en leur temps dans Add N To (X). Cette musique est d’une efficacité et d’une immédiateté confondantes, comme en attestent les brûlots inflexibles aux titres courts que sont « White Noise », « Reactor » ou « Decadence ». Les seules véritables riot grrrls du jour étaient bien ces benjamines du festival. Une petite révélation.
Half Japanese & Wire
Pas de quoi effrayer cependant le débonnaire Jad Fair qui prenait le relais sur scène en suivant avec ses vieux limiers de l’expérimental/indie rock de Half Japanese. Chemise à carreaux et cheveux mi-longs grisonnants, Fair a encore lui aussi tous les attributs de l’adolescent. Sa guitare-jouet en bandoulière, ou ses vannes répétées à l’égard de son malheureux bassiste souffre-douleur Jason Willett, en témoignent également. Heureusement à ses côtés, les musiciens sont là pour donner la contenance nécessaire à ce troubadour toujours aussi disert, notamment le guitariste John Sluggett, impeccable sur les titres les plus noisy (« He Walks Among Us », « True Believers ») avec ses solos très free. Même sur les titres plus pop et légers (« Red Dress », « Postcard from Far Away »), Half Japanese ne perd rien de sa superbe, ce qui suffit à combler l’assistance.
Même attitude efficace du côté de Wire, autre groupe culte particulièrement attendu à la conclusion de cette édition 2015. Toujours emmené par Colin Newman au chant/guitare, Robert Grey à la batterie, et par le sympathique Graham Lewis à la basse – adressant un solide « Fuck you » à un membre du public réclamant « I Am the Fly » à cor et à cri –, Wire a mis la barre haut. Même si on peut reprocher au groupe certains virages pop – audibles sur des titres comme « In Manchester » ou « Burning Bridges », tirés de leur dernier album éponyme –, Wire reste capable de mettre le mur du son à rude épreuve quand il le veut bien, un petit jeu où la présence du plus jeune second guitariste Matthew Simms prend tout son sens. Leur final notamment, avec des morceaux comme « Brazil », « Adore Your Island » ou un « Used To » étiré et saturé à outrance, a mis nos oreilles en émoi. Une conclusion parfaite pour un festival qui, espérons-le, n’a pas encore totalement tiré sa révérence.
Texte : Laurent Catala
Photos : Robert Gil


