Report : Villette Sonique 2017 (Paris)

Par Julien Bécourt, Laurent Catala, Yannick Blay et David Snug (journaliste professionnel)

EINSTURZENDE NEUBAUTEN – Villette Sonique – PARIS – Nef Nord – Grande Halle – 2017-05-28

Gros changement pour cette 12e édition du Villette Sonique : relégués pour raisons de sécurité à l’extrémité nord du parc, sous les arcades en béton du périphérique, les concerts en open air prenaient cette année des allures d’énorme squat party à ciel ouvert. Fini pelouses et ballons, marmots et badauds. Villette Sonique 2017 sonne le glas du pique-nique vautré dans l’herbe pour reconstituer un nouveau biotope 100 % béton. Ce qui, à vrai dire, n’est pas si antithétique que ça…

Jeudi 25 mai, Trabendo

Première soirée, première claque. D’une élégance racée, la prestation de Puce Mary alterne les atmosphères sombres et délétères avec des crissements électro-acoustiques, des vitupérations de pythie et des déflagrations d’infrabasses qui font vibrer le corps des pieds à la tête. Souvent comparée à Pharmakon pour de mauvaises raisons (le fait d’être toutes deux des femmes et de faire de la musique expérimentale, est-il vraiment un argument ?), Puce Mary opère plutôt dans une zone grise, où la pureté des sonorités n’a d’égale que sa noirceur. On pense à des artistes telles que Anne Imhof ou Gisèle Vienne dans cette façon de combiner une imagerie fétichiste, glacée comme une photographie de mode, avec la puissance viscérale et décharnée du noise électronique. Ça n’a bien évidemment rien d’un hasard si Puce Mary œuvre sur le label danois Posh Isolation dirigé par Loke Rahbek, membre de Damien Dubrovnik, Croatian Amor et Lust For Youth. On y retrouve tous les éléments qui donnent corps à sa musique : la sexualité transgressive, la violence contenue, l’esthétisation des fantasmes. Mais si Damien Dubrovnik flirte avec le grotesque dans sa scénographie très « fétichic », comme pouvait l’incarner Prurient il y a une dizaine d’années, Puce Mary atteint un niveau très supérieur dans cette plongée introspective. Les sonorités sont à la fois douces et brutales, caressantes et sournoises, relevées parfois d’enregistrements de témoignages autour de sévices et autres déviances sexuelles infligées à des femmes. Renversant les pulsions dominatrices du côté féminin, Frederikke Hoffmeier exerce son emprise charnelle dans un crescendo crépusculaire, aussi dense et envoûtant que le meilleur de Coil ou de feu Mika Vainio.

Ayant la lourde tâche de faire office de soupape entre les deux Goliath de la soirée, le live d’Afrirampo scellait les retrouvailles du duo J-punk avec son public français, après un passage mémorable lors de la première édition de Villette Sonique en 2006. Peinturlurées comme des sioux, les jumelles d’Osaka – l’une à la batterie, l’autre à la guitare – peinaient néanmoins à convaincre, tant leur musique semble désormais se conformer aux clichés que les occidentaux se font de la musique japonaise underground : kawaï et foufou, vaguement ethno sur les bords, avec plein d’onomatopées, de couinements et de ruptures prog. Soit tous les critères du groupe « jap déjanté » de service, selon le qualificatif condescendant des journalistes mainstream. Malgré une fraicheur intacte, on reste musicalement bien en deçà des subjuguantes Nisennenmondai (programmées elles aussi deux fois à Villette Sonique, respectivement en 2009 et en 2014).

Après avoir accouché d’un disque sauvage et aride, le choc des titans tant attendu entre Keiji Haino, Merzbow et le batteur free hongrois Balàsz Pandi s’avéra un peu indigeste en live, en dépit de quelques fulgurances sublimes. Non que les musiciens manquent de panache, mais la réunion des trois semblait bizarrement annuler leur singularité respective, dans une sorte de surenchère permanente de « qui prendra le dessus sur l’autre ». Cette dilution fit ressembler le concert à une improvisation omnidirectionnelle, où chacun cherchait à défendre son territoire sans réellement déboucher sur les grands espaces tant attendus (mention spéciale à Keiji Haino qui déclencha quelques secondes par inadvertance un incongru preset « eurodance » !). Les interminables éruptions breakbeat meets free-jazz du début, avec une batterie en surrégime permanent, cèdèrent enfin leur place aux déflagrations de feedback et aux giboulées harsh noise d’Akita, avec un Haino toujours aussi bondissant et gesticulant sous sa tignasse grise qui n’a rien à envier à celle de J Mascis. On se retrouve aspiré in extremis dans le vortex terminal de la dernière demi-heure avant de finir terrassé par la Bête aux trois visages. (J.B.)

Vendredi 26 mai, plein air

Le lendemain, prestation dans une nouvelle approche artistique – mais toujours bien sûr en configuration quadriphonique – de La Colonie de Vacances, réunion performative des groupes Pneu, Marvin, Papier Tigre et Electric Electric, qui inaugurait le nouvel espace « sécurisé » sous le périphérique qui allait accueillir les scènes gratuites du week-end. Tandis que le label belge Teenage Menopause envoyait du bois electro-punk sur la scène ouverte à quelques encablures, les onze musiciens du fameux projet jouaient eux sur une version affinée de leur matrice sonique en surround, plus proche de la vision Cagienne du « chacun est à la meilleure place » que de la traditionnelle lutte effrénée du public pour occuper la place la plus centrale du dispositif. Cela dit, c’est contre la chaleur suffocante qu’audience et musiciens se sont surtout employés à lutter pour l’occasion. Un défi caniculaire qui a chauffé au fer rouge les titres les plus plombés du collectif (« Porno », « Wandering », « Ferocity », « Blocage ») et qui a conduit à un pogo torride sur le final ébouriffant – où plus d’un a failli mordre la poussière – d’un rappel expédié vitesse grand V (avec les titres « Carnacier », « Otherwise » et « Palmers »). Dantesque. (L.C.)

Vendredi 26 mai, Grande Halle de La Villette

GROUP DOUEH – CHEVEU – Villette Sonique – PARIS – Nef Nord – Grande Halle – 2017-05-26

Le temps de se désaltérer un coup et la Grande Halle de la Villette prenait le relais sur le même tempo, même s’il fallait tout de même laisser passer en ouverture la perf punk/peep-show un peu lourdingue du Montréalais Bernardino Femminielli, dont on aurait sans doute davantage apprécié les ondulations porn soniques dans le squat voisin du Péripate. Bref, quelques fellations fake plus loin, la qualité reprenait le dessus avec le garage-noisy-pop inventif et nerveux d’Uranium Club de Minneapolis – une ville dont on n’avait plus trop entendu parler musicalement depuis Hüsker Dü, Babes In Toyland ou… The Replacements. Et c’est sans nul doute dans le sillage du groupe de Paul Westerberg que s’inscrit en partie ce sémillant jeune quartette, mêlant allègrement rock psyché, garage/punk à la Wipers et expérimentations pop à classer quelque part entre Television, Devo et XTC. Une science du mélange qui prenait bien entendu tout son sens lorsque Cheveu investissait la scène avec ses invités sahraouis de Group Doueh dans le prolongement de leur excellent album paru sur Born Bad. « Invités », le mot n’est pas de trop tant Cheveu – et notamment un David Lemoine particulièrement tendu au départ – entendait jouer les hôtes de ses special guests du désert en leur donnant la meilleure impression de ce que pouvait être un concert rock à la française. De fait, la prestation se révéla étonnante de bout en bout – à l’image des morceaux métissés, réécriture de titres de Cheveu ou adaptations rock de morceaux traditionnels –, entraînant musiciens et public dans une transe qu’on connaît mieux en ces lieux de la Grande Halle à l’occasion de son autre festival de référence, Jazz à la Villette – c’est bien simple, on fermait les yeux et on aurait aussi bien pu s’imaginer devant Amadou et Mariam, ou Seun Kuti. Et si certains titres firent plus l’unanimité – comme le rutilant « Moto 2 Places » –, c’est dans une ambiance un brin potache que s’acheva ce set improbable où David Lemoine, beaucoup plus décontracté d’un coup, s’amusa à faire découvrir les joies du stage-diving à deux des musiciens de Group Doueh… pas tout à fait consentants au départ ! Un grand bazar musical dépassant largement les horaires convenus et que le concert de Royal Trux – honteusement déserté par une bonne partie de la salle – venait couronner comme une cerise bien aigre sur un gâteau trop coulant. Si certains craignaient que la longue attente dans les loges nous livre le couple Neil Hagerty/Jennifer Herrema dans un sale état – de fait, ils avaient quand même l’air bien éméchés – on n’a pu être que convaincu par la charge électrique un brin vacillante mais toujours aussi addictive et chaotique du duo le plus (white) trash/blues de la scène rock’n’roll américaine. Certes, Herrema chante comme un clou, est bouffie et sapée comme un sac dont ne voudraient même pas les Sleaford Mods – yes, le Teddy Raiders bien 80s porté autour de la taille ! –, mais bien aidé par ses deux musiciens en verve, le projet a montré qu’il en avait encore dans les veines, en convoquant les esprits les plus retors des Stooges, de Hendrix et de Pussy Galore, bien sûr. De quoi faire jubiler l’heureux public épars jusqu’au final épique « I’m Ready », beuglé par Herrema comme à la grande époque de leurs albums sur Drag City. Les déserteurs ont eu bien tort et c’est tant mieux ! (L.C.)

ROYAL TRUX – Villette Sonique – PARIS – Nef Nord – Grande Halle – 2017-05-26

Samedi 27 mai, plein air

Formé de TG Gondard (TG, Colombey, Lubriphikatttor) et Matthieu Levet (Carrageenan, Vermisst Susi), Pizza Noise Mafia – nom de groupe le plus craignos de tous les temps, une vraie gageure ! – explore sans complexe les recoins les plus insalubres de la house. Énorme kif de l’après-midi, dans l’étroit passage qui fait office de Scène Labels, le duo bruxellois a mis tout le monde d’accord sur le dancefloor, avec sa frénésie electrowave teintée de rouille acide et de hoquets house, comme la rencontre inespérée entre Smith’n’Hack et Scorpion Violente. Les corps slamment à tout va, la fosse se transforme en déluge pogo-techno, et la musique se fait à mesure toujours plus entêtante et euphorisante, avec de longs blancs entre chaque morceau qui maintiennent la tension à son comble. Accusé parfois de putasserie par les puristes du noise, le duo se révèle plus percutant que jamais, et malgré certaines facilités, sa musique est incontestablement l’une des plus réjouissantes qu’il ait été donné d’entendre à cette édition de Villette Sonique. (J.B.)

Samedi 27 mai, WIP

Pour sa carte blanche au Collectif Sin, composé de Flavien Berger et de ses acolytes, la rotonde du WIP ressemblait à un lampion géant. Illuminée par une grosse boule disco et cernée d’amplis et de caissons de basse, la scène centrale accueillait le groupe France, seule raison valable de se compromettre dans cette soirée par ailleurs assez cauchemardesque. L’irritant Flavien Berger, avec un second degré qui cache mal une vraie prétention, se chargeait de jouer les Monsieur Loyal de foire à neuneu au micro, se sentant obligé de meubler là où une discrète musique de fond aurait largement suffi à « combler les blancs » (l’une des obsessions de notre époque). Il faudra donc subir « Il est bô le lavabo » (LOL), de pauvres drones sans consistance et de piteuses interventions vocales, du type : « on va se mettre tous en cercle, on va se sentir bien et on va entrer en transe » qui donnait une subite envie de guérilla. Qu’on se le dise : la transe, ce n’est pas ce cérémonial kitsch et dérisoire pour petits-bourgeois branchés et « décalés » fans de « musique planante », mais une pulsion vitale qui jaillit, crépite, écorche et déborde, suivant une discipline au cordeau. Batterie réduite au strict minimum, basse verticale et vielle à roue électrifiée : tels sont les ingrédients du trio France (composé de Jérémie Sauvage et Mathieu Tilly, membres du groupe Tanz Mein Herz et initiateurs du label Standard In-Fi, et de Yann Gourdon, issu du collectif La Novià) dont chacun des concerts est une variation sur une seule et unique harmonique et un motif rythmique répété inlassablement. Inspiré à la fois par l’album culte de Tony Conrad & Faust, le Theatre Of Eternal Music de La Monte Young ou les moments les plus expérimentaux du Velvet, mais aussi par tout ce que le bourdon, la microtonalité, la musique traditionnelle, le stoner ou la noise music ont de plus exaltant à offrir, France génère un authentique état second, qui s’apparente à tout sauf à de la feelgood music. Leur transe est âpre, convulsive, sauvage et retourne la salle entière qui en perd tous ses repères. Un teenager au look grungy s’y reprendra même à trois reprises pour tenter un slam, en vain. Quand l’ultime stridence de larsen retentit, le silence qui s’ensuit aurait dû se prolonger, afin que l’on puisse tranquillement revenir à nos esprits et savourer le calme revenu. Mais non, tout doit s’enchaîner comme sur des roulettes, et Flavien Berger de s’écrier au micro, comme si de rien n’était, après 70 minutes de suée psychoactive qui a littéralement exténué les musiciens et décapé nos oreilles : « Alors France, vous nous en refaites une petite ?… ou pas ? » La grande classe, quoi. (J.B.)

Dimanche 28 mai, plein air

VOLITION IMMANENT – Villette Sonique – PARIS – Parc de la Villette – 2017-05-28

Avec le soleil qui cognait comme un dératé sur les crânes pas encore complètement redescendus de la veille, le concert des quasi-inconnus Volition Immanent (dernière signature en date de Mind Records) sur la grande scène tombait à pic pour clore la journée en apothéose electro-indus. Quand Parrish Smith et Mark van de Maat apparaissent sur scène et envoient leur show hybride, entre techno industrielle, EBM et punk-hardcore, la foule vient spontanément s’agglutiner aux premiers rangs. Crâne rasé, lunettes-miroir, baskets et short noir, le chanteur-hooligan arpente la scène de long en large avec un langage corporel au machisme exacerbé, limite clownesque, tandis que son comparse, stoïque derrière ses machines, envoie des boucles acid ravageuses. De la testostérone à revendre, pour une bonne grosse bourrinade en règle, revisitant Nitzer Ebb, DAF et Throbbing Gristle à la sauce 2017. Rien de bien finaud, mais tout ce qu’il faut pour se sentir ragaillardi en cette journée déclinante.

En guise de bouquet final, le set de Fusiller sur la scène Labels, aussi concis que strident, dépota aussi pas mal dans son genre. Projet solo de Jo, taulier de l’excellent label [tanzprocesz] et homme aux mille projets en duo ou trio (Opéra Mort, Reines d’Angleterre, Femme, Placenta Popeye, DMZ…), Fusiller performe plus qu’il ne joue, s’exposant lui-même à l’instabilité de son dispositif. Utilisant sa voix comme principale source sonore filtrée par tout un attirail d’effets, il alimente un sentiment d’urgence et de tension qui n’est pas sans rappeler les grandes heures du power electronics, à savoir Ramleh, Whitehouse et toute la scène gravitant autour du mythique label Broken Flag. Plus atmosphérique et subtil dans son approche des textures sonores et des timbres, moins conditionnées par la puissance monolithique du harsh noise wall que par l’entrechoc des électrons générés par ses modules électroniques faits-maison, Fusiller fit en tout cas grosse impression, même si le set concentré en une dizaine de minutes laissa un peu sur sa faim. (J.B.)


Dimanche 28 mai, Grande Halle de La Villette

Les Berlinois, par le biais de Villette Sonique, nous invitent dans leur jardin de bric et de broc, véritable foutoir organisé et à jamais industriel, installé ce soir-là sur l’impressionnante scène de la Grande Halle de la Villette. Et comme il était loin de pleuvoir des cordes, on y est allé, tout transpirants de sueur houblonnée. Et voilà que déboule « Haus der Lüge », que Blixa et sa bande jouent à la perfection, nous transportant direct en 1989, époque où le groupe était encore bien sauvage. Il n’y aura guère d’autres réelles surprises pour les fans de toujours lors de cette performance ultra maîtrisée, si l’on excepte le clin d’œil à « Halber Mensch » en intro de « Von Wegen », sous les yeux ébahis de Virginie Despentes. On sait qu’Einstürzende Neubauten ne joue plus les morceaux des quatre incroyables premiers albums, la setlist ne se concentre plus que sur les « greatest hits » entre 1989 et aujourd’hui. Blixa Bargeld dédie « Dead Friends Around the Corner » au récent trépas d’un de leurs tour-managers qui avait œuvré précédemment pour Grateful Dead. Notre éternel dandy chante à la perfection, ses feulements d’agonie font toujours brûler nos âmes et rougir son effrayante tête de Germain peu commode. Il fait quand même quelques blagues sur les Spice Girls, sur Kraftwerk et Rammstein, il ira même jusqu’à fumer une clope sur scène, lui qui a depuis bien longtemps abandonné ses fameuses Gitanes, tout ça juste pour interpréter « Silence Is Sexy ». Mais ce sont l’iconoclaste percussionniste N.U. Unruh et l’impressionnant bassiste Alexander Hacke qui monopolisent l’attention par leur jeu passionné et tout à fait singulier. Notamment sur « Unvollständigkeit » et ses mantras lancinants, l’extraordinaire « Die Befindlichkeit des Landes », le solaire et entêtant « Sonnenbarke », « Von Wegen », titre sur lequel l’ex-Die Haut Jochen Arbeit fait vibrer un godemichet sur sa Gretsch tandis qu’Unruh gratte et caresse le métal avec ses doigts de fée du logis décrépi. Il y aura également le flamboyant « Sabrina » composé, à l’origine, spécialement pour une scène d’amour du film Sonnenallee (sorti en salles seulement en 1999), le virevoltant et survolté « Let’s Do It A Dada » et « Redukt » en final de toute beauté. Point de « Was ist ist », « Die Interimsliebenden » ou « Alles », par contre, et c’est bien dommage ! Mais quand même plus de 2 h de concert pour un Einstürzende Neubauten, certes assagi avec les années, mais toujours absolument impérial ! (Y.B.)

Mercredi 31 mai, Cabaret Sauvage

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