Report : La Ferme Electrique 2017

Par Éléonore Quesnel

(c) G.Gilles

La Ferme Électrique, avec son line-up aussi éclectique qu’exigeant et son cadre bucolique – une ferme perdue à Tournan, dans la Brie seine-et-marnaise, investie à la mode DIY –, aurait pu être victime de son succès. Il n’en est rien : quoi que très vite complet avec une jauge limitée à quelques centaines d’entrées, le festival a su rester à taille humaine et fidèle à lui-même. La programmation de sa huitième édition, les 7 et 8 juillet, a constitué une sorte de best of de l’année, tout en prenant des risques et faisant part de ses découvertes.

Sous un soleil de plomb, les accords filtrés de Bryan’s Magic Tears s’échappent de la grange de la ferme du Plateau. Les Parisiens, issus de Dame Blanche et de La Secte du Futur, déploient leur shoegaze lo-fi à voix fantomatiques, mi-grave mi-cotonneux, avec une mélancolie torpide qui suinte par tous les riffs et une batterie vigoureuse qui réveille les corps et les esprits. Comme leur reprise de « How Soon Is Now? » des Smiths (une faute pardonnable), de la même trempe. Sheik Anorak, lui, est seul. Le Lyonnais (Franck Garcia, aussi derrière le label impro/expé Gaffer Records et une multitude de groupes) chante, joue des machines, de la guitare et de la batterie, enregistre des boucles en live, pour livrer une performance d’avant-pop/no wave épurée mais très travaillée, souvent expérimentale, toujours délicate. Les Stratocastors de Belleville, toutes bretelles dehors, donnent davantage dans un synth-garage-punk direct, dansant, second degré, sincère et franchouillard. Et terriblement en prise avec son temps, chantant les affres de la vie moderne : frustration, boulots alimentaires de magasinier à Franprix (« Je suis une victime du hard discount », claironnent-ils sur des claviers guillerets), solitude. À mi-chemin entre Infecticide et Useless Eaters. Après la pop sixties à chœurs et tambourins de Gloria, sous influence Shangri-Las, Tomaga joue dans un autre registre psychédélique. Le duo londonien échappé de The Oscillation bâtit une transe minimaliste et mystérieuse, faite d’assemblages et portée par la formidable batteuse et percussionniste Valentina Magaletti.

Last Night (c) P.Rousseau

Aussi industrielle que primale. Ensorcelant. Power punk 80s au rasoir, hardcore in-your-face et post-punk chauffé à blanc : Last Night, all-star gang de l’underground parisien (Frustration, Bain De Sang, Jetsex, Les Cavaliers…), met la grange à sac, sans même y penser, enchaînant tubes immédiats et titres sombres au groove toxique devant un public surexcité prompt à se jeter frénétiquement depuis les poutres en bois qui encadrent la scène. Quant au Villejuif Underground, à l’aise en toutes circonstances et en terrain conquis, il a pris tranquillement possession de l’étable comme s’il était dans le Val-de-Marne. Le crooner meneur australien Nathan Roche déambule en déroulant sa pop garage bricolo à la Beck, plus cool et détendue que jamais. Les Londoniens de Hey Colossus, en revanche, ne sont pas là pour se marrer. Ténébreux, noise, tortueux, psychédélique, mais surtout très lourd, leur son pachydermique cloue sur place sans assommer. Avec les Liégois de Cocaine Piss, on atteint au contraire des sommets inédits. Regarder l’incroyable chanteuse Aurélie Poppins, parfaite en Klaus Nomi en pleine crise convulsive, officier au milieu de ce maelstrom de punk ultra-violent de la manière la plus exagérément outrancière qui soit, est un pur ravissement dont on ne se lassera jamais. Un set jouissif en forme de chaos total qui fera figure d’exutoire collectif parfait, pour les « Sex Weirdos » comme les autres.

Cocaine Piss (c) P. Rousseau

Le lendemain, En Attendant Ana commence en douceur avec sa pop lo-fi à trompette ronronnante. Changement total de registre avec le duo parisien Chinese Army, qui met en place petit à petit ses nappes arty, fragmentaires, expérimentales et minimalistes, créant des ambiances toujours sur le fil, dansantes et angoissées, glaciales et traversées de convulsions, rehaussées par le chant subtil de Oan Kim. Arrive Mendelson, toujours classe et torturé, dont le chanteur Pascal Bouaziz était venu l’année précédente avec son excellent side project seul-contre-tous Bruit Noir. Même humour… noir pour ces discrets vétérans, inlassables observateurs désabusés d’une époque sens dessus dessous. Comme avec « La Nausée », reprenant le « Youth Against Fascism » de Sonic Youth. Pas forcément plus joyeux, Delacave, soit Lily Pourrie et Seb Normal de la Grande Triple Alliance Internationale de l’Est, synthés boiteux et basse lugubre en avant, envahit l’étable de sa gloomy wave à réveiller les morts, qui prend aussitôt des airs de cathédrale. Et refroidit, avec ses nappes cafardeuses, ce jour de juillet caniculaire… Pour se remettre, direction Daïkiri, qui joue dehors, en floor show sur les graviers, sous une sorte de moulin métallique fait de vieux pianos autour duquel tournoient les slammeurs dans le crépuscule. Un batteur, un bassiste, et un noise/math-rock spasmodique dégénéré, poussé à son paroxysme, pour une communion revigorante et très bruitiste… Peu avare, l’ahurissante machine de guerre messine enquille triomphalement rappel sur rappel sans jamais faiblir, jusqu’à ce que Fai Baba s’installe dans la grange. Mené par Fabian Sigmund, le très excité groupe suisse rend tout le monde fou en donnant un nouveau sens au mot transe, avec un set cent fois plus fiévreux que ce que son dernier LP, le sage Sad & Horny, ne laissait supposer. Un blues folk hautement acide et bouillant, reposant notamment sur la performance intense de l’infatigable batteur Domi Chansorn. Quant aux néo-yéyés perpignanais de The Limiñanas, tout en noir, ils envoûtent longuement les ex-fans des sixties avec leurs ballades gainsbouriennes déroulées au kilomètre.

Housewives (c) S. Gripoix

À côté, les expérimentateurs londoniens de Housewives, qui viennent de sortir un split avec les bricoleuses bruitistes de Massicot, semblent bien inhospitaliers avec leurs tournevis en guise de médiators. Abstraite, minimaliste et difficile d’accès, leur no wave de prime abord rêche comme du papier de verre se révèlera pourtant, petit à petit, d’une parfaite limpidité. Une des grandes surprises du festival. Surprise d’un autre genre, FAIRE, sorte de terrible enfant fluo-psych-tek-post-gabber de Salut C’est Cool et La Femme, qui fait le tour des festivals cet été, divisera autant que les deux groupes suscités réunis. Les jeunes Pogo Car Crash Control, qui viennent d’un bled à côté (« J’allais à la maternelle ici, ça a laissé des traces ») et ont tout détruit partout où ils sont allés cette année, font davantage l’unanimité et ne changent pas de tactique. Comme prévu, leur punk adolescent braillard, fendard et bas du front renverse tout sur son passage et transforme la fosse en immense champ de bataille. La tension redescend avec Guili Guili Goulag et son rock tribal à harpe, qui a la lourde tâche de clore le festival à 3h du matin… Une édition hypnotique (une des grandes constantes de cette année, encore plus que d’habitude), expérimentale et toujours aventureuse. Et, par-delà les esthétiques et chapelles diverses, joliment fédératrice.

Daïkiri (c) S.Gripoix

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