Report : Festival Ideal Trouble 2018

(c) Vincent Ducard

Pour la première édition d’un festival qui n’a pas forcément vocation à se répéter – presque une incongruité aujourd’hui – Ideal trouble a joué d’une alchimie respectueuse de l’ADN du Villette Sonique d’Etienne Blanchot tout en revoyant des dosages plus adaptés à la friche-hôte de la Station : un peu (trop ?) d’électro, un peu (pas assez ?) de rock, quelques OVNIS et beaucoup de convivialité.

Comme un pied de nez. Démissionnaire en début d’année de son poste de programmateur de Villette Sonique, un festival qu’il avait largement façonné en 15 ans d’existence, entre esprit DIY et passerelles stylistiques pointues et sans œillères, Etienne Blanchot a su dégainer avant son ancienne illustre boutique quand il s’est agi d’assurer la primeur printanière. Alors que VS s’apprête à assumer une transition encore incertaine du côté du Parc de la Villette, ce dernier, entouré de quelques acteurs qu’on connaît bien chez New noise – de la boîte de booking My Favorite à l’ancien DA de la Mécanique Ondulatoire, Antoine Gicquel – a trouvé chaussure à son pied du côté de la Station – Gare des Mines, la friche musicale et transdisciplinaire portée par le collectif Mu depuis une paire d’année aux abords de la Porte d’Aubervilliers. Un assemblage plutôt cohérent, tant par la nature artisanale et complice du projet que par l’adéquation du lieu, franchise squat en mode nouvelle ingénierie culturelle, naturellement ouvertes aux humeurs musicales défricheuses et festives.

Conséquence évidente, Ideal trouble n’est pas VS. Pas le même budget, pas la même capacité à jouer de la rotation des sites et des plateaux. Une nouvelle mouture a minima, avec des performances privilégiant moins de moyens techniques (d’où la surenchère minimal wave de la programmation ?) et évitant les noms ronflants. Une formule lo-fi, mais où la curiosité affable du public pour les brassages hors-genres (le Trouble ?) participait tout de même d’une certaine filiation, également propice à la convivialité de mise pendant ces quatre jours ayant transformé la cour de la Station en un havre musical joyeux (l’idéal ?). Autant d’ingrédients fluctuants donc pour un premier jeu de pistes musicales conçu sans véritable arrière-pensée, ni inscription dans la durée d’un format ou d’un calendrier festivalier déjà plus que rempli : un cas à part presque déjà, comme certaines prestations sont venues habilement le confirmer.

Afro-futurisme industriel et « power » psychédélisme

Moor Mother (c) Vincent Ducard

En matière d’OVNI, la prêtresse hip-hop de Philadelphie Moor Mother a joué les bons offices de la soirée d’ouverture. Encagoulée à la manière d’un Justin Broadrick en mode JK Flesh, celle qui a d’ailleurs offert un live dantesque au récent Roadburn de Tilburg à ses côtés et à ceux de Kevin Martin, dans une resucée du dub industriel de Techno Animal via le projet Zonal, a mis les amplis à rude épreuve. Pilotée en mode poésie hardcore – avec speech intériorisé explosant en éclat de rage et convulsions breakées subites – sa vision dark d’un afro-futurisme pourtant élevé sur les fonds baptismaux de Sun Ra a montré tout son répondant, en puisant du côté des nervures métalliques de Dälek et des intonations viscérales de Death Grips matière à aiguiser son discours.

Sister Iodine (Vincent Ducard)

Initialement lié à la scène power noise electronics de Whitehouse, les vétérans du Ramleh de Gary Mundy ont depuis injecté pas mal de rock psychédélique dans leur matrice sans toutefois complètement renoncer à l’usage débridé des machines. Si le duo de base (Gary Mundy et Anthony di Franco) reste fidèle à la ligne brutale de Valediction, leur approche live s’enrichit ainsi à la fois d’un batteur et d’un souffle plus reptilien, évoquant autant l’axe Big Black/Shellac que le post-punk de Wire ou les trémolos chaotiques de Spacemen 3. Succédant le vendredi soir au pourtant intensif concert des Parisiens de Sister Iodine – une nouvelle démonstration de violence brute à l’image de leur récent album Venom – les Britanniques ont su apporter un supplément contrasté à la soirée la plus chaude du festival – bien introduite par le slowcore digital ultra-efficace de Low Jack en ouverture. Une approche « power-psychedelic » qui a largement emprunté les trames soniques emphatiques de leur excellent album de 2015, Circular Time, et s’est conclue en apothéose sur un final acid-rock poignant de 15 minutes convoquant les esprits retors de Jesus Lizard, Chrome et Skullflower.

Des maîtres chevaux débridés

Horse Lords (c) Vincent Ducard

Il fallait arriver tôt le lendemain pour ne pas rater le superbe concert de la formation rock avant-garde de Baltimore, Horse Lords. Repéré pour leur audacieux mélange de minimalisme héritée de La Monte Young ou James Tenney, et de math-rock excentrique (le guitariste Owen Gardner revendique des influences rock mauritaniennes dans la lignée sahraouie de Group Doueh), le quatuor a impressionné par son mélange de rigueur électrisante et d’abstraction plus sensuelle, ouvrant les portes à des passages subliminaux – lorsque le saxophoniste/percussionniste (!) Andrew Bernstein explore les sonorités flasques de son sax en s’immobilisant au milieu de ses comparses figés – ou plus percussif, quand ce dernier vient doubler en mode polyrythmique désarticulé les parties de batterie de Sam Haberman. De quoi se repasser en boucle leur génial Interventions pour se remémorer leur démonstration technique, parfois totalement à contretemps, de lyrisme drone-rock hypnotique.

Boy Harsher (c) Vincent Ducard

Alors certes, Ideal Trouble aurait pu sonner un peu différemment. Au final, l’affiche a sans doute un peu trop versé dans une coloration minimal-wave adepte de la gonflette et souvent prétexte à des shows inégaux (les excellents Succhiamo, duo mené par Paula, chanteuse de J.C. Satàn, ont été un peu ternes en comparaison de leur récent passage survolté au Festival Treize de Rennes, les variations électro-pop de Das Ding, Boy Harsher ou Xeno & Oaklander ont été un peu compassées, et la variété trash dépressive de Noir Boy George franchement pénible si on la compare à la noirceur bandante de Scorpion Violente). Mais on peut quand même saluer la réussite d’une manifestation d’envergure montée en quelques semaines avec 15000 euros de budget, et qui prolonge à sa façon la stratégie d’« utopie concrète », désormais plus évasive portée par Etienne Blanchot. A voir maintenant comment cette nouvelle formule plus work-in-progress va continuer sa mue ces prochains mois.

Laurent Catala